
La tombe de Lokman Slim (1962-2021) à UMAM, dans le quartier de Haret Hreik de Beyrouth. Roman Deckert
Avril 1975-Avril 2025. Un demi-siècle depuis le début de cette guerre du Liban, qui a suivi celle du Vietnam et précédé celle de Yougoslavie, et qui les contient toutes, de la guerre de Troie à celle d’Ukraine, en passant par celle de Tchétchénie et toutes celles d’Afghanistan. On nous le répète à l’envi : le Liban est un pays plus grand que lui-même, Beyrouth une ville qui concentre tous les problèmes du monde. Loin d’être terminée, sa guerre de 50 ans, elle aussi, est plus grande qu’elle-même.
Il y a quelques jours, Sabyl Ghoussoub m’envoie un message. Il me propose d’écrire, pour ce numéro exceptionnel de L’Orient-Le Jour, une déambulation urbaine dans un quartier de Beyrouth détruit par la guerre de 2024. « Haret Hreik, par exemple. » J’accepte sa proposition. Mais, rapidement, je réalise que je n’irai pas marcher à Haret Hreik. Il n’a pas dit Bourj el-Barajné, Chiyah ou Hay es-Sellom, ces autres quartiers pilonnés par l’aviation israélienne. Il n’a pas dit Dahié, ce terme générique qui englobe toute la banlieue sud de Beyrouth et qui signifie littéralement « banlieue ». Non, il a dit Haret Hreik. Précisément.
La ville de Lokman Slim, de son Hangar, de son UMAM, de ses archives mues par une insatiable libido sciendi, et qui, lorsqu’on lui demandait ce qu’il voulait pour enrichir son fonds, répondait : « Tout. » La ville des funérailles internationales qui ont suivi son assassinat sordide. Et, trois ans et sept mois plus tard, celui, apocalyptique, de Hassan Nasrallah tué dans le bombardement de son quartier général souterrain. Haret Hreik, la ville d’où a été, de facto, dirigé le Liban pendant plus de 15 ans, depuis le funeste coup des hommes en noir de 2008 à la Berezina de 2024. La ville, aussi, de Michel Aoun qui a présidé au grand effondrement de 2020 et celle des accords de Mar Mikhaïl scellés après la guerre de 2006, dénoncés après celle de 2024.
Comment écrire sur Haret Hreik ? lui dis-je. Comment écrire sur ce tissu urbain dense et populaire, où, le 27 septembre 2024, une centaine de bombes de 900 kilos chacune ont été larguées ? Comment écrire sur cette ville où, le 27 septembre 2024, le destin du Liban a basculé, comme il sait si bien le faire, dans un carnage, tourner une page, sauter dans l’inconnu dont on a cette capacité, ici, à se convaincre à moitié – mais à moitié c’est déjà beaucoup – qu’il sera meilleur que le connu qu’on y laisse.
Comment écrire sur Haret Hreik sans parler du Hezbollah qui, depuis sa glorieuse libération de 2000, s’est accroché à un confetti de territoire pour justifier son arsenal démontrant que son agenda répondait aux intérêts d’une puissance étrangère et que, dans la lignée des grands dictateurs arabes, il instrumentalise la cause palestinienne pour atteindre de cyniques objectifs politiques. On libère un pays par les armes, certes, puis on laisse au génie des diplomates le soin de débloquer les détails, tracer les frontières, négocier les confettis.
Mais le Hezbollah a préféré la guerre, entraînant le Liban dans son drame. Détruit en 2006. Détruit en 2024. Détruit en 2020, entreposant, ou laissant entreposer, des tonnes de nitrates d’ammonium au port et se lançant, sans mandat, dans une guerre en Syrie pour défendre l’indéfendable. Entravant, en 2008, l’action d’un gouvernement qui, pour la première fois depuis longtemps, jouissait d’une majorité élue. Paralysant des institutions qui s’ébrouaient à peine après quatre décennies de glacis. Assassinant, ou laissant assassiner, tous ceux qui s’opposaient à la mainmise d’un régime dont on ne savait plus s’il en était le protégé ou si c’est lui qui le protégeait.
Comment écrire sur Haret Hreik sans dire que Lokman Slim ne fut pas le seul à avoir voulu y ancrer un projet culturel. Mohammad Hussein Fadlallah y ouvre en 2004 une bibliothèque remplie de livres du monde entier, y compris des ouvrages censurés au Liban. La librairie Philosophia, inaugurée en 2019, s’inspire de cette même bibliothèque pour y placer un espace de rencontres pour la jeunesse du quartier. Les éditions al-Jadeed, où Lokman Slim traduit le pessimisme d’Emil Cioran, où Waddah Charara donne une voix arabe au surréalisme de René Char, où il s’agit de sauver les écrivains oubliés, d’exhumer les mémoires effacées. Et puis ce tweet de Monika Borgmann – sa compagne, sa partenaire, son associée – posté le 28 septembre 2024, le jour d’après : « I wish I could tell you... #LokmanSlim » ; condensé d’un deuil et d’une impuissance, miroir de toutes les forces contradictoires auxquelles fait face le démocrate arabe.
Comment parler de Lokman Slim, démocrate assassiné, sans évoquer Samir Kassir et son dilemme du démocrate arabe : pris en étau entre des régimes autoritaires qu’il combat et des démocraties occidentales qui soutiennent parfois ces mêmes régimes. Entre des mouvements islamistes qui, bien que populaires et opposés aux pouvoirs en place et à leurs parrains occidentaux, rejettent certaines valeurs fondamentales de la démocratie.
Aujourd’hui, ce n’est plus seulement le démocrate arabe qui se trouve pris au piège, c’est le démocrate, partout, qui fait face à un enchevêtrement de forces floues et diffuses alimentées par les populismes et la manipulation de la vérité. Car nos guerres, celles de ce siècle dont nous fêtons le premier quart, ne se réclament plus d’aucune idéologie, d’aucun rêve. Rien que la force brute, exercée par quelques hommes qui, une fois au sommet, n’ont plus d’autre dessein que de s’y maintenir en écartant les jambes, en étendant les bras, pour verrouiller la place et accroître leur emprise.
Et pourtant, dans un retournement dont seul le Liban a le secret, après les décennies noires, la destruction, le malheur, la faillite, l’explosion et la guerre, c’est enfin un démocrate arabe qui prend le Sérail. Pas tout le Sérail, certes. Mais assez pour qu’on puisse croire – à moitié seulement, mais à moitié, c’est déjà beaucoup – qu’un autre avenir est possible. Et parce qu’écrire autorise, retourner à Haret Hreik, en arpenter les rues, et dire que ce quartier est aujourd’hui l’épicentre d’un Liban nouveau – oui, plus grand que lui-même – et que de là, comme de Hamra, comma de Saïfi, comme de Zokak el-Blatt, la grande ville mondiale de Beyrouth rayonne de ses poètes, de ses idées, de sa liberté.
Camille Ammoun est écrivain et politologue, dernier ouvrage paru : Subsidence (éditions Terre Urbaine, 2023).