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Idées - Entretien

Anne-Marie Eddé : à Gaza, « il y a une volonté méthodique de détruire le patrimoine culturel palestinien »

L’historienne Anne-Marie Eddé évoque l’étendue des destructions du patrimoine de Gaza et l’attachement viscéral des habitants à leur histoire.

Le Palais du pacha, à Gaza, en janvier 2024. AFP

Co-organisatrice avec Mathilde Boudier du cycle de conférences consacré à l’histoire plurimillénaire de la bande de Gaza qui s’ouvre le 10 mars à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’historienne médiéviste Anne-Marie Eddé revient pour L’Orient-Le Jour sur la nécessité de transmettre cet héritage, dans un contexte marqué par la volonté affichée d’Israël d’effacer l’identité palestinienne.

Pourquoi organiser un cycle de conferences sur l’histoire de Gaza aujourd’hui et rappeler son caractere plurimillenaire ? 

Dans les circonstances actuelles, il est plus que nécessaire de rappeler que l’histoire du conflit israélo-palestinien n’a pas commencé le 7 Octobre 2023 et qu’il s’inscrit dans un contexte de longue durée. Dans les discours des responsables israéliens, il existe aujourd’hui une négation de l’existence même des Palestiniens. Une rhétorique qui prétend qu’ils sont une invention, qu’ils n’ont ni culture ni histoire. Or un peuple se définit et se construit en référence à son passé. Le cycle de conférences qui s’ouvre à la Sorbonne s’inscrit dans une volonté de lutter contre cet effacement des Palestiniens : il commence par l’histoire de Gaza au deuxième millénaire avant Jésus-Christ et se poursuit jusqu’à la création de l’État d’Israël en 1948. Il vise à mettre en avant la profondeur historique de Gaza et de sa région à une époque où sa population est menacée de déplacement forcé.

La bande de Gaza ne semble pas avoir suscité par le passé le même intérêt que d’autres régions de la Palestine historique. Partagez-vous ce constat ?

Tout dépend de quel point de vue on se place. L’histoire de cette région n’est évidemment pas une priorité pour Israël dans la mesure où ce territoire d’environ 40 km de long et 10 km de large ne fait pas partie des sites bibliques les plus importants qui ont été fouillés par les archéologues israéliens, ces dernières décennies. Gaza, est donc souvent perçue, en Israël, mais aussi dans le monde, comme un immense camp de réfugiés dans lequel est venue se réfugier une partie de la population des villages occupés ou détruits, en 1948, lors de la Nakba. Malgré l’intérêt que lui ont porté certains érudits palestiniens au début du XXe siècle, l’histoire et l’archéologie de cette région ont donc été longtemps négligées.

La mosquée el-Omari, la plus ancienne de la bande de Gaza, endommagée par les bombardements israéliens en octobre et décembre 2023 et photographiée le 5 janvier 2024. Photos d'archives AFP

Dans les années 1990, en revanche, des travaux importants ont vu le jour, que ce soit en histoire de l’art et de l’architecture islamique, avec l’ouvrage de Moain Sadek sur l’architecture mamelouke (Berlin, 1991) ou en archéologie avec l’ouverture des chantiers de fouilles par les archéologues de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, en collaboration avec des archéologues palestiniens. Des vestiges spectaculaires s’étalant du début du premier millénaire avant J.C. à la fin de la période byzantine, y ont été découverts. Ils ont malheureusement beaucoup souffert des combats entre Israël et le Hamas depuis 2008.

Vous participez également au projet Gaza histoire qui fait l’inventaire des monuments bombardés de Gaza. Israël détruit-il le patrimoine en tant que tel ?

La guerre à Gaza, telle qu’elle est conduite par le gouvernement d’extrême-droite israélien, depuis le mois d’octobre 2023, témoigne d’une volonté méthodique et systématique de détruire le patrimoine culturel, dans le but d’effacer les traces de l’histoire palestinienne. Face à cette situation, Fabrice Virgili, directeur de recherche au CNRS, a réuni autour de lui à partir de mars 2024, une équipe pluridisciplinaire d’une quarantaine de chercheurs (historiens, archéologues, politologues, géographes, sociologues…) qui ont tous accepté de contribuer bénévolement à l’inventaire et à l’histoire de ce patrimoine bombardé, afin d’en conserver la trace, de retracer sa très longue histoire, pour que personne ne puisse nier un jour son existence. Ce travail sera, par ailleurs, utile à la reconstruction de Gaza, lorsque le jour sera venu.

Pour inventorier et cartographier ce patrimoine, nous nous fondons sur les listes de l’Unesco – qui à ce jour a répertorié 83 sites partiellement ou totalement détruits – et de l’Icomos (International Council on Monuments and Sites). Nous les croisons avec des données issues d’organismes internationaux, du ministère du Tourisme et des Antiquités de Ramallah, du travail des archéologues et journalistes palestiniens sur place, ou encore d’informations satellitaires fournies par Unosat (United Nations Satellite Centre). Chaque chercheur dresse une fiche par site ou monument et retrace son histoire en rassemblant toute la documentation le concernant – y compris les photographies avant et après destruction.

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La notion de patrimoine telle que nous l’envisageons est relativement large. Nous nous sommes surtout intéressés jusqu’ici au patrimoine archéologique, historique et culturel (monuments historiques, sites archéologiques, bibliothèques, universités, centres d’archives, musées, cinémas, cimetières), mais nous pourrions aussi, dans un deuxième temps, envisager un patrimoine environnemental et immatériel (transmissions de traditions et de savoirs oraux, pratiques sociales et religieuses, etc.)

Enfin, nous cherchons à sensibiliser le grand public, au travers de l’organisation de tables rondes, conférences, séminaires et interventions dans les médias.

A-t-on aujourd’hui une idée de l’étendue de ces destructions ?

L’étendue des dégâts se précise au fur et à mesure que les témoignages et les photographies nous parviennent et que les listes des institutions palestiniennes et internationales sont mises à jour. Pour l’heure, nous avons recensé une centaine de sites partiellement ou entièrement détruits.

Parmi ces derniers, il y a par exemple le Palais du Pacha qui était, à l’époque mamelouke (1250-1516) le siège des représentants du sultan. Appelé Palais du Pacha à l’époque ottomane, il fut transformé durant la période du mandat britannique, en poste de police, devint ensuite une école de filles, et enfin un musée. Il est aujourd’hui en très grande partie détruit, avec tout ce qu’il contenait.

Plus importante encore pour les Gazaouis est la grande mosquée el-Omari qui fut, à l’origine, une église construite par les croisés, probablement transformée en mosquée après la reprise de Gaza par Saladin en 1187. Une porte datant de la période croisée subsistait encore jusqu’aux destructions récentes. La mosquée prit le nom d’el-Omari en hommage à Omar ibn el-Khattab (r. 634-644), deuxième calife de l’Islam, qui fut l’un des artisans de la conquête islamique en Syrie et en Palestine et qui a toujours joui d’un grand prestige dans le monde musulman sunnite. Les Mamelouks l’ont agrandie et y ont construit un minaret, avant que les Ottomans n’y ajoutent, plus tard, une grande cour. Le minaret s’écroula à la fin du XVIIIe siècle, suite à un tremblement de terre, puis fut reconstruit. La mosquée fut ensuite en grande partie détruite en 1917 par les bombardements britanniques sur Gaza, avant d’être rebâtie entre 1923 et 1931, puis de nouveau endommagée par des bombardements israéliens en 2014. Restaurée en 2016, elle vient d’être une nouvelle fois en grande partie détruite. L’histoire de cette mosquée montre combien Gaza a souffert des guerres successives, mais elle souligne aussi la très forte résilience de ses habitants.

Panneau central de la chapelle des offrandes au sein du complexe ecclésiastique de Mukhaytim-Jabaliyā (Photo J.-B. Humbert, EBAF)

On peut également évoquer des vestiges beaucoup plus anciens tels que le premier port de Gaza, Anthédon, qui témoigne de son rôle de carrefour commercial dans l’Antiquité. Les fouilles ont mis au jour des vestiges qui remontent à 800 ans avant J.C., à l’âge du fer. Le site de ce port a été bombardé par l’armée israélienne et une trentaine de cratères y ont été constatés. On ne sait pas exactement ce qu’il en reste aujourd’hui. Le monastère byzantin Saint-Hilarion/Umm el-ʿAmr, au sud de Gaza, qui a abrité l’une des plus anciennes communautés monastiques de Palestine, et les superbes mosaïques du complexe ecclésiastique de Mukheitim/Jabaliya, au nord de Gaza, font aussi partie des belles découvertes qui ont été faites par les archéologues à partir de 1997. Le site de Saint-Hilarion semble avoir été épargné, et nous devrions bientôt savoir dans quel état se trouve le site de Mukheitim/Jabaliya.

Comment les équipes palestiniennes ont-elles pu travailler dans le contexte d’une guerre si dévastatrice ?

La principale préoccupation des habitants de Gaza a été, durant ces quinze mois de conflit, de rester en vie, de trouver de quoi nourrir leurs enfants et un lieu où s’abriter. Les équipes palestiniennes ont bien évidemment interrompu leur travail durant cette période. Mais il ne faut pas sous-estimer l’attachement des Palestiniens à leur terre, à leur histoire et à leur patrimoine. Beaucoup a été fait depuis les années 1990 pour le conserver et le restaurer, pour former des archéologues et des conservateurs du patrimoine et des archives. Environ 211 manuscrits de la mosquée el-Omari ont été numérisés. C’est dire l’importance que les habitants de Gaza et les Palestiniens en général accordent à leur passé. Ce n’est pas une question accessoire : imaginons un instant qu’au Liban on rase Baalbek, Byblos et Tyr. On devine l’émotion et le traumatisme que ça provoquerait. Le patrimoine c’est ce qui fonde l’identité d’un peuple et sa cohésion sociale.

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Depuis le 7-Octobre, on emploie souvent le terme d’« urbicide » pour décrire les objectifs israéliens dans l’enclave. Qu’en pensez-vous ?

Le terme d’urbicide fait référence à la destruction d’une ville non pas en tant qu’objectif militaire, mais en tant qu’objectif identitaire. Il s’agit de détruire l’identité d’une population, en effaçant son histoire, sa culture et sa mémoire. Lorsqu’une armée détruit une université à la dynamite, après l’avoir occupée puis évacuée, lorsqu’elle retourne des cimetières au bulldozer, comme cela a été fait à Gaza, ce n’est pas pour détruire des tunnels, ni pour rechercher des armes ou des combattants, c’est pour tout effacer, jusqu’au souvenir des morts. C’est pour obliger une population à s’exiler, car comment se projeter dans l’avenir sur une terre privée d’histoire et de mémoire ? Donc oui, je pense que ce qui se passe à Gaza est un urbicide.

Vous insistez sur la nécessité de mettre en lumière la profondeur historique de ce territoire. Une approche qui tranche avec la vision purement mercantile de Donald Trump qui évoque une future Riviera du Moyen-Orient …

La vision de Donald Trump est une vision qui part du principe que Gaza n’est plus qu’un champ de ruines sans intérêt et pire, que cette Riviera doit se faire sans les Palestiniens. Ce projet vise tout simplement à prendre possession de Gaza en expulsant deux millions de Palestiniens ou à autoriser Israël à l’annexer.

Donald Trump parviendra-t-il à réaliser son projet ? Cela fait plus de 75 ans que les Palestiniens résistent et rien ne dit que les pays dans lesquels il veut les envoyer les accepteront. C’est une vision délirante qui révèle une ignorance totale de l’histoire de la région et ne propose aucune véritable solution au conflit.

Co-organisatrice avec Mathilde Boudier du cycle de conférences consacré à l’histoire plurimillénaire de la bande de Gaza qui s’ouvre le 10 mars à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’historienne médiéviste Anne-Marie Eddé revient pour L’Orient-Le Jour sur la nécessité de transmettre cet héritage, dans un contexte marqué par la volonté affichée d’Israël...
commentaires (5)

Merci Anne-Marie Eddé. C'est malheureusement ce qui se passe depuis l'arrivée d'Israél dans la région! Les soldats israéliens se sont comportés comme des sauvages, car ils n'ont aucune culture et ne sont contents que lorsqu'ils pillent, détruisent et tuent

Hélène SOMMA

19 h 20, le 09 mars 2025

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Commentaires (5)

  • Merci Anne-Marie Eddé. C'est malheureusement ce qui se passe depuis l'arrivée d'Israél dans la région! Les soldats israéliens se sont comportés comme des sauvages, car ils n'ont aucune culture et ne sont contents que lorsqu'ils pillent, détruisent et tuent

    Hélène SOMMA

    19 h 20, le 09 mars 2025

  • A noter que les Israéliens à part quelques prétendus tombeaux de patriarches, n'ont pas de vestiges culturels, même leur langue est artificiellement créée. De plus les soldats Israéliens sanguinaires n'ont aucun respect pour la culture, vu qu'ils n'en ont aucune si ce n'est celle des armes et de la destruction.

    Politiquement incorrect(e)

    20 h 01, le 07 mars 2025

  • Ce n'est pas un hasard : Israël veut annihiler tout vestige de la culture régionale pour faire croire aux imbéciles qui le soutiennent que c'était "une terre sans peuple".

    Politiquement incorrect(e)

    19 h 58, le 07 mars 2025

  • Merci Anne-Marie Eddé.

    Brunet Odile

    10 h 31, le 07 mars 2025

  • Il y a quelques mois j’avais mentionné : Pour israel TOUTES LES PREUVES QUI CONTRARIENT LEUR SUPERCHERIE., tout site pouvant gêner, toute référence archéologique doit être RASER ET SUPPRIMER : voyez l’Irak, l’Afghanistan, Syrie, Liban, Palestine. (censure par l’OLJ )

    aliosha

    08 h 47, le 07 mars 2025

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