
D.R.
La guerre génocidaire à Gaza a fait couler beaucoup de sang, mais aussi beaucoup d’encre. Alors que les essais ou les rapports d’experts se veulent objectifs et gardent une certaine distance avec le sujet, le recueil de témoignages Gaza raconte son génocide, publié par l’Institut des études palestiniennes qui poursuit ainsi son travail de documentation de cette tragédie, donne voix aux victimes gazaouies. On y perçoit une urgence : celle de consigner des scènes du quotidien que l’Histoire ne retiendra pas, de faire la lumière, avant qu’il ne soit trop tard, sur la vie des Palestiniens en ces temps génocidaires, voire « sur les pertes que le recenseur n’enregistre jamais ».
« Le recenseur viendra / dresser une liste / des rues et des maisons / avec un stylo / relèvera nos pertes / puis s’en ira / sans avoir vu mon cœur. / Le recenseur viendra / dresser une liste / des rues et des maisons / puis me laissera compter mes pertes / sur des mains / sans doigts. » (Haidar al-Ghazali)
Initialement écrit en arabe, ce recueil produit sous la direction de Majdi al-Malki, vient d'être traduit en français par Nadia Leïla Aïssaoui. Arrachées à l’oubli mais aussi à leur langue d’origine, ces histoires deviennent audibles au-delà des frontières, là où elles ne sont souvent qu’un bruit de fond lointain. Les narrateurs, semblables aux « hommes-récits » de Todorov, s’accrochent aux mots pour conjurer le cauchemar et donner un sens à leur survie. Comme le titre le suggère, Gaza ne se contente plus d’être une victime passive : elle prend la parole, elle raconte. Raconter devient pour ses habitants un acte de résistance, un refus de l’effacement, une riposte à la mort omniprésente.
La force de ces récits – rédigés par des auteurs mais également par des citoyens de différents horizons qui racontent la guerre à hauteur d’homme – réside dans leur sincérité brute, loin de toute recherche esthétique ou rhétorique. La langue est simple, dépouillée, à la mesure de l’urgence. Il n’y a pas de héros, ni d’exploits glorieux, seulement l’invention du quotidien au milieu de la mort. Comme Gaza elle-même, ces récits doivent être relevés, restaurés.
Tous les témoignages convergent vers une même réalité : l’horreur absolue, illustrée par des scènes apocalyptiques comme celle du « massacre de la farine ». On y croise des littéraires qui interrogent le pouvoir des mots, des déplacés qui se demandent comment « transférer la maison dans le coffre d’une voiture », des prisonniers réduits à des numéros, des pêcheurs à qui l’on a volé la mer, une femme dont la tumeur cancérigène envahit le corps alors que les avions dévorent le temps qui lui reste, un père qui entend sa fille de quatre ans, amputée, lui demander : « Ils m’accepteront sans pied, en maternelle, papa ? ». D’autres n’ont qu’un vœu difficile à réaliser : mourir avec un corps entier !
Au milieu de cette désolation surgissent toutefois des brins d’espoir. Comme la naissance de Lubna qui redonne un sens à la vie de sa mère, après la perte de son mari et de sa famille, ou l’histoire de Mus‘ab, un enseignant qui, avec ses élèves, recrée un espace de transmission au sein du chaos. Mais, ces instants de lumière ne dissipent pas l’ombre qui recouvre Gaza, et la question « que peut l’écriture face au génocide ? » demeure pertinente.
L’Histoire, avec ses bilans chiffrés, ne peut rendre compte de l’ampleur de la tragédie. En s’attachant aux détails singuliers, ce recueil rétablit ce que les statistiques effacent. Il est à la fois un monument aux morts, comme cette « famille rayée de l’état civil » dont on retrace le massacre, et un cri permettant aux survivants de retrouver à la fin, selon la formule de Barbarant, « l’exacte syntaxe de (leur) douleur ».
La parole devient alors un impératif : « Si tu parles, tu meurs. Si tu te tais, tu meurs. Alors parle et meurs ! », dit le poète palestinien Muin Bseiso. Et pourtant, cette parole continue, ininterrompue. Le mot de la fin n’étant hélas jamais dit, le récit ne peut se clore.
Gaza raconte son génocide. Récits et témoignages (collectif), sous la direction de Majdi al-Malki, traduit de l’arabe par Nadia Leïla Aïssaoui et Souad Labbize, Institut des études palestiniennes, 2025, 292 p.