
© David Poirier
D’une rive l’autre de Dima Abdallah, Sabine Wespieser, 2024, 232 p.
Parvient-on jamais à déchiffrer qui l’on est et d’où l’on vient ? Dans un roman incandescent, D’une rive l’autre, Dima Abdallah raconte l’histoire d’êtres confrontés, dès l’enfance, à une réalité aussi prégnante qu’énigmatique et désenchantée, mais que le regard d’un narrateur abîmé parvient pourtant à réenchanter de façon troublante. Invisible et pourtant si présent dans cette quête d’une identité fracassée, le narrateur oscille sans relâche entre une réalité opaque et les méandres d’imaginaires dévastés par des souffrances contre lesquelles il cherche les mots.
Mais un roman, c’est d’abord une écriture, ce à quoi le lecteur est souvent inattentif, tant situations et actions lui importent d’abord. Pourtant, dès le prologue, daté de 2018, c’est bien l’écriture, ce « souffle d’encre » qui semble le cœur de cette histoire que le lecteur découvre une fois qu’elle est terminée, une histoire consignée dans des carnets, et qui concerne trois personnages depuis leur enfance, Elias, Layla et le narrateur, moi. Situation étrange : le lecteur comme les personnages sont comme retenus sur le seuil, frontière et lisière à la fois de l’histoire, et de la situation, comme de là où ils habitent. Le texte, nous rappelle une étymologie joueuse, est un tissage, et la lisière, elle-même la bordure d’un tissu, qui est déjà du tissu, comme le prologue est déjà texte et lisière du texte.
Voici trois personnages dont un narrateur raconte les espérances dans une cité à Paris, la vie avec sa mère qui sans relâche lui intime de « réussir sa vie », l’absence énigmatique d’un père, évanoui dans un Liban fracassé, le lecteur l’apprend par bribes. Il y a là une énigme pour ce narrateur : la mère est bretonne et pourtant prépare la man’ouché « comme au pays ». De ce moi à l’identité troublée, qui est à la fois des deux rives de la Méditerranée, le lecteur ne connaît pas le patronyme : celui qui écrit demeure invisible, même s’il raconte certains éléments de son existence dans la cité, ce qui prend la forme d’une quête identitaire par petites touches subtiles, et il sait manier l’ironie et l’autodérision. On le suit dans sa hantise de passer pour un « intellectuel » auprès de ses camarades de classe, dans sa consommation immodérée de cannabis, dans son gagne-pain au service des caïds, comme dans la transformation progressive de son alter ego Elias qui, de danseur et rappeur devient boulanger islamiste, auditeur fasciné de prêches « d’une bêtise à vous donner envie de vous pendre », avant de disparaître dans le djihad. Il y a surtout la jeune Layla, promise à un mariage « au bled », et dont la présence donne sens à l’existence du narrateur. Le lecteur apprend qu’il tient des carnets, qu’il écrit de la poésie.
La chronique de la cité change peu à peu de forme, pénètre l’intime. Ainsi, la mère du narrateur semble sortir de sa dépression chronique, « comme si elle avait reçu l’ordre de revenir de là où on ne revient pas », pour y retomber. Elle est pour le narrateur à la fois son repère et le point aveugle de son existence : « Les yeux de ma mère, c’est un gouffre. Je tombe dedans au ralenti depuis toujours. » C’est l’enfance puis l’adolescence des personnages qui se déroulent ainsi à partir de 1990, dans une trajectoire orientée pour le narrateur par son amour pour Layla, comme sa quête du père. Il a besoin des mots, et consulte les dictionnaires de façon compulsive, tandis que ses condisciples se perdent dans la médiocrité. Il lui prend le désir de passer la mer, de s’installer à Beyrouth où il fait la rencontre lumineuse de Hind, une dame gardienne de la mémoire, qui lui ouvre des portes en sillonnant le pays avec lui. « Tous les garçons deviennent un jour des hommes » : ce n’est pas si certain, tant il se réfère à cette enfance qui est comme un paradis perdu. Comme à Beyrouth, sa pensée y revient sans cesse. Mais toujours, ça se dérobe devant lui.
Plus tard, on apprend qu’il a connu un moment de grâce – mot que le dictionnaire du narrateur qualifie de « charme indéfinissable », et donc échappant à toute signification – à randonner dans une vallée méditerranéenne avec Layla, et qu’ils se sont aimés puis séparés. La vallée paradisiaque de la liberté amoureuse devient un couloir de l’ascèse.
Le narrateur semble saturé par l’impossible à dire, avant qu’un dernier chapitre ne vienne d’un coup rappeler au lecteur que ce qu’il vient de lire n’est pas vraiment ce qu’il croyait, ce qui modifie sensiblement le dispositif général, et qu’il y a une lectrice invisible dans cette histoire qui se dénoue d’un coup. Ce que Dima Abdallah rappelle avec cette occultation de l’auteur qui seule rend possible la lecture de cette histoire intense, est sans doute que nos sociétés amnésiques ne sont pas attentives à la fragilité de la condition humaine. C’est également la béance devant l’écrivain·e qui se penche sur sa propre écriture, qui se manifeste dans un geste analogue.