
© Tarek Gharbi
Ibn Khaldûn. Itinéraires d’un penseur maghrébin de Mehdi Ghouirgate, CNRS Éditions, 2024, 288 p.
Refusant de cantonner Ibn Khaldûn au rôle de simple « précurseur » annonciateur d’un Montesquieu ou de la sociologie, Mehdi Ghouirgate réprouve l’occultation de la dimension maghrébine, essentielle à la compréhension de son œuvre. C’est en effet depuis cette perspective maghrébine qu’il devient possible de saisir pleinement l’apport d’Ibn Khaldûn et la portée du ʿilm al-ʿumrân qu’il a établi. Celui-ci ne s’érigea toutefois pas en discipline autonome après sa mort, ce qui invite à interroger la pertinence même de la notion de « précurseur ». Bien que l’influence d’Ibn Khaldûn ait été considérable, son ambitieux projet de fonder une science historico-démographique des civilisations — destinée avant tout à éclairer les interactions entre les milieux bédouins, ruraux et urbains — ne connut pas de prolongement. Au Maghreb, l’intérêt porté à Ibn Khaldûn se concentra principalement sur son œuvre historiographique, tandis que dans l’Empire ottoman, ses écrits furent étudiés en quête de solutions pour concevoir des moyens d’enrayer, sinon de ralentir, le déclin de l’Empire. Comme le souligne Ghouirgate, cette dimension géo-culturelle ne peut être véritablement appréhendée qu’en saisissant que, dans l’Occident islamique, la période des Almohades (dynastie berbère ayant régné sur le Maghreb et une partie de l’Andalousie du XIIe au XIIIe siècle) fut perçue comme une ère de redressement, marquée par l’émergence d’un cosmopolitisme unique en son genre. Après cette période, la nostalgie de ce modèle et le désir de restaurer une puissance hégémonique sur l’ensemble de cet espace se traduisirent par des tentatives constamment instables, menées en vain par les Mérinides et les Hafsides.
L’enjeu central de l’œuvre khaldûnienne s’inscrit dans ce cadre : saisir cet élément d’irréversibilité dans l’histoire du Maghreb, qui n’a permis à aucune dynastie post-almohade de s’imposer comme une puissance hégémonique capable d’engendrer un véritable élan civilisationnel. Ibn Khaldûn, tel qu’éclairé par Ghouirgate, se présente comme un historien possédant un sens méticuleux du détail, capable à la fois d’incarner les époques qu’il étudie et d’en extraire des concepts. Selon lui, la domination des tribus bédouines arabes sur les paysans sédentaires affaiblissait la base fiscale des dynasties maghrébines, les contraignant ainsi à négocier inlassablement des alliances avec ces mêmes tribus. En s’appuyant sur cette analyse, Ghouirgate libère l’auteur du Kitâb al-‘ibar (Livre des exemples) de l’accusation de déterminisme cyclique. Pour lui, il ne s’agit pas d’un simple retour éternel des mêmes dynamiques, mais d’une réflexion sur les raisons pour lesquelles le modèle almohade était voué à ne pouvoir se répéter. L’auteur dépeint Ibn Khaldûn avant tout comme un homme des cités et de l’urbanité, mais qui, à force de multiples exils, a forgé une expérience ethnologique inédite, fruit de ses immersions dans l’univers bédouin. Penseur perpétuellement en mouvement, nourri de la culture des cours princières, il se retrouva souvent à la merci des caprices de la fortune et des disgrâces dans les différentes cours qu’il servit — de Tunis à Bougie, de Tlemcen à Fès, en passant par Grenade. À une époque où quitter le service d’un prince était synonyme d’opprobre, Ibn Khaldûn dut sans cesse concevoir des stratégies de survie, prêt à s’effacer de la scène dès que la faveur commençait à vaciller.
La convoitise et la jalousie ont sans doute joué un rôle majeur dans les querelles des élites médiévales. Toutefois, au-delà de ces rivalités personnelles, une source plus profonde de gêne émerge : les juristes rigoristes, dérangés par le fait qu’Ibn Khaldûn ne soumettait pas sa science du ‘umrân à la rigueur de la jurisprudence sunnite, notamment malékite. Une fois échappé vers le Caire sous l’ombre des Mamelouks, Ibn Khaldûn y exerça, non sans attiser des convoitises, la fonction de cadi malékite. Ce rôle présente un contraste : en tant que cadi, il incarnait une intransigeance beaucoup plus marquée que dans ses conseils aux princes. Un autre contraste réside dans sa réflexion : bien qu’il ait longuement détaillé les effets dévastateurs de la peste sur le Maghreb, l’associant à l’instabilité structurelle et à la décadence démographique, il négligea les épidémies et disettes en Égypte, un pays qu’il considérait comme l’apogée de l’urbanité, contrairement au Maghreb où les villes se trouvaient dominées par les montagnes de l’Atlas et le désert.
C’est au Caire, pourtant, qu’Ibn Khaldûn se trouva plongé dans une situation d’altérité, tant dans son mode de vie, sa langue, que dans ses affinités doctrinales. Là, son œuvre se déploya sous une forme totale, donnant naissance à une vision encyclopédique de l’histoire des peuples musulmans. À l’opposé, c’est à Damas qu’il croisa la route du redoutable Tamerlan, ce qui alimenta la légende selon laquelle il accompagna le conquérant jusqu’à Samarkand. Une légende surtout reprise par les sources ottomanes qui y virent la rencontre symbolique de deux conquérants : celui de la plume et celui du sabre. Ghouirgate fusionne avec une rare élégance l’historiographique et le biographique dans cette œuvre où l’on en vient parfois à se demander si son véritable co-auteur n’est autre qu’un Ibn Khaldûn, à la fois fils de son époque et inspirateur de perspectives inépuisables.