D.R.
Les Assassins d’Alamût. Les dessous d’une politique de la terreur d’Yves Bomati, Armand Colin, 2024, 286 p.
La vallée de Kayan est un obscur recoin montagneux dans le nord-est de l’Afghanistan avec une population essentiellement ismaélienne. Jusqu’en septembre 1998, elle cachait un site étrange que les talibans détruisirent, qui se voulait une déclinaison de la célèbre citadelle d’Alamût, située, elle, dans le nord de l’Iran, où avait vécu reclus pendant trente-cinq années le fascinant Hassan Sabbâh, le fondateur et chef absolu de ce qu’on appelle l’ordre des Haschischin (ou Haschischioun), devenu en français la secte des Assassins.
Propriété des Naderi, une grande famille ismaélienne protectrice de la communauté, dont l’un des membres les plus imminents, Mansour, fut vice-président de l’Afghanistan et son fils Jaffar, un puissant seigneur de guerre, ce nouvel Alamût consistait essentiellement en un énorme aigle en béton et métal construit au sommet d’une haute colline à laquelle on accédait par un escalier de… mille marches. Une porte permettait d’entrer à l’intérieur du rapace où l’on découvrait un… bar lounge. Par ses yeux, en fait de gros hublots, le seigneur des lieux pouvait, depuis son fauteuil, un verre de vodka à la main, surveiller la vallée, en particulier sa mine d’or creusée au pied de la montagne et qui faisait sa richesse.
L’endroit était d’ailleurs appelé « le second nid d’aigle », toujours en référence à Alamût dont le nom signifie en persan « le nid de l’aigle » ou en langue deilami « l’enseignement de l’aigle ». On sait que l’histoire souvent se répète : Alamût après avoir résisté pendant des dizaines d’années à de multiples envahisseurs, avait été finalement détruit en 1256 par les Mongols ; ceux-ci n’épargnèrent même pas le mausolée de Hassan Sabbâh qui était devenu depuis sa mort (de maladie) en 1124, un sanctuaire pour tous les Ismaéliens nizârites.
L’ordre a cependant survécu à la mort de son fondateur et de ses successeurs. Et les Ismaéliens, en dépit de régulières persécutions, continuent ici et là leur chemin, comme en témoignait l’aigle en béton, avant qu’il ne fusse rasé par les talibans huit siècles plus tard. Ils sont aujourd’hui au nombre d’une quinzaine de millions répartis sur vingt-cinq pays.
L’ismaélisme contemporain, ce n’est pas le propos de l’historien et spécialiste de l’Iran Yves Bomati qui, dans son livre d’une belle érudition, laquelle embarrasse parfois la lecture, nous fait assister à la naissance de cet ordre intimement lié à cette religion. Et, bien sûr, à la formidable ascension de son maître Hassan Sabbâh, énigmatique et troublant personnage, que l’on appelle de façon erronée « le Vieux de la montagne », un qualificatif donné à l’un de ses successeurs, Sinân le Syrien.
Par la terreur et des dizaines, peut-être des centaines, d’assassinats, on parlerait aujourd’hui de terrorisme – ce que l’auteur réfute –, Hassan Sabbâh avait réussi à fonder un proto-État au sein du puissant empire sunnite des Turcs seldjoukides.
Raconter le destin d’Alamût est d’autant plus difficile pour un historien que les documents manquent – les Mongols ont brûlé les bibliothèques dans la quarantaine de forteresses que les Assassins possédaient en Iran et en Syrie –, que les docteurs de la foi sunnite mais aussi les clercs chiites duodécimains, en rejetant les Ismaéliens dans l’hérésie, ont déformé leurs pratiques afin de mieux les anéantir, et qu’eux-mêmes entretiennent toujours le culte du secret sur leurs pratiques, un phénomène que l’on retrouve dans la plupart des autres minorités (Druzes, Alaouites…). Ajoutons que notre vision de cette communauté a souffert des affabulations de Marco Polo et d’autres voyageurs – d’où la fascination actuelle de nos imaginaires pour les mystères enveloppant Alamût et ses Assassins, comme le montre la pléthore de vidéos sur ce sujet, toutes fausses, bien entendu au regard de l’Histoire.
À l’origine, l’Ordre des Assassins nizârites est une dissidence, survenue en 1094, de la dynastie ismaélienne fatimide du Caire et qui a survécu à cette dernière – elle-même était déjà née d’un schisme au sein du chiisme. Mais ce n’est que vers 1123 que le terme « Assassin » est apparu chez les croisés pour dénommer les Ismaéliens nizârites qui les combattaient, principalement en Syrie. Outre les Francs avec lesquels il leur est arrivé de s’entendre, les Assassins affrontaient déjà les Turcs seldjoukides, leur ennemi existentiel, qui occupaient alors l’Iran avec Ispahan pour capitale.
Le génie de Hassan Sabbâh fut d’abord d’apprendre à bien connaître ses ennemis avant de les affronter, d’organiser son ordre avec une discipline implacable, d’apprendre à ses disciples l’art de la dissimulation, la célèbre taqiyya, et de l’infiltration des dispositifs ennemis. Mais aussi, de faire de ses Assassins, appelés fidâ’în, des initiés, liés par l’obligation du secret le plus absolu, sous l’autorité d’une hiérarchie ésotérique avec au sommet akhass-i khâss, une super-élite nizârite, dispensant un enseignement spirituel et eschatologique complexe, empruntant au zoroastrisme (la religion ancestrale des Iraniens), au néoplatonisme, au manichéisme, à la gnose… Cette doctrine avait bouleversé le grand orientaliste Henri Corbin.
Cette combinaison de la spiritualité et des assassinats, le plus souvent par le poignard ou la dague empoisonnée et par l’instrumentalisation de jeunes sicaires forcément condamnés au martyre, ne va aujourd’hui pas de soi. « Hassan Sabbâh fut-il le premier terroriste ? », se demande Yves Bomati. Et de répondre : « Si les nizârites d’Alamût ont jeté les bases et les méthodes des attentats terroristes sur le mode kamikaze, ils ont toujours œuvré, en revanche, pour éliminer de la scène uniquement politique, ceux qui leur nuisaient directement dans leur volonté de libérer l’Iran de puissances étrangères, tels les chrétiens croisés, les Turcs et les Arabes sunnites, ainsi que de pratiquer leur philosophie religieuse sans entrave. »
Même si l’auteur le défend, Hassan Sabbâh apparaît quand même comme un dirigeant singulièrement fanatique. Il a fait exécuter ses deux fils, l’un pour avoir bu du vin, l’autre apparemment à la suite d’une méprise. Il n’est donc pas si éloigné des califes cruels qu’il combattait sans relâche. On pense à Omar qui avait fait fouetter jusqu’à la mort son propre fils, là encore pour s’être enivré.
Depuis, bien sûr, l’ismaélisme s’est beaucoup réformé, « privilégiant le message spirituel de l’islam à son détournement à des fins très politiques et idéologiques (…) », indique l’auteur qui se félicite aussi du rôle joué, notamment dans l’humanitaire, par le chef actuel de la communauté Karim Agha Khan IV, chargé à son tour de veiller aux besoins matériels et spirituels de ses fidèles. On ajoutera qu’il est l’un des hommes les plus riches du monde.
Si à l’époque médiévale, le fondateur de l’Ordre nizârite vivait tel un misérable derviche dans sa forteresse inconfortable d’Alamût, le 49e imam nizârite se déplace dans le monde merveilleux des contes de fée. Avec des centaines de chevaux de course et des haras fabuleux, un château extraordinaire près de Chantilly, un yacht-club personnel en Sardaigne, une île privée aux Bahamas, deux jets, un yacht à grande vitesse de 100 millions d’euros portant le nom d’un de ses étalons et des domaines dans le monde entier. Une fortune estimée à 13 milliards d’euros par le magazine Forbes. Une telle richesse, un autre des mystères d’Alamût.