Entretiens

Émotions et invention du quotidien

Émotions et invention du quotidien

D.R.

Ila Bêka et Louise Lemoine sont deux artistes visuels et réalisateurs qui s’intéressent aux questions d’architecture et d’espace. Leurs films explorent les enjeux spatiaux et urbains de manière approfondie, abordant la ville et l’espace public à travers les possibilités narratives offertes par le cinéma. Ce duo qui collabore depuis plus de 20 ans, a été salué comme « une nouvelle forme de critique qui a profondément changé la manière de regarder l’architecture ». En 2023, ils ont entrepris la publication d’un ouvrage intitulé The Emotional Power of Space, une anthologie dans laquelle douze architectes explorent, chacun depuis une perspective propre, les notions d’espace et d’émotion.

Dans une démarche ethnographique, vous observez dans vos films la vie quotidienne des personnes qui utilisent et recréent leurs espaces. Cette approche contraste avec la conception architecturale où l’architecte crée les espaces selon son propre point de vue, sa culture, ainsi que les contraintes contextuelles et celles du projet. Comment définissez-vous cette dynamique entre l’environnement effectif (celui qui est utilisé par les personnes) et l’environnement potentiel (celui qui est planifié par l’architecte ou l’urbaniste) ?

Louise : Depuis nos débuts, notamment avec le film Koolhaas Houselife (2008), nous explorons la tension entre la vision conceptuelle des architectes qui conçoivent des espaces comme des auteurs, et la « vie réelle » où ces lieux sont utilisés de manière imprévisible. L’architecte travaille dans un cadre hypothétique, dessinant formes et parcours comme une chorégraphie supposée des usagers, mais ces intentions sont souvent transformées ou détournées par ceux-ci. Nous nous intéressons à cette jonction, observant comment les individus interagissent avec les espaces, domestiques ou urbains, et comment ceux-ci influencent nos comportements, émotions et relations. Nos films racontent ces interactions invisibles : comment cohabitons-nous avec des espaces pensés par d’autres ?

Ila : Notre objectif n’est pas de fournir des réponses aux architectes. Leur travail est de concevoir des espaces fonctionnels pour répondre à des besoins précis. Nous ne cherchons pas, en revanche, à leur dire comment mieux faire leur métier. Nos films, destinés au grand public, sensibilisent à l’expérience spatiale et à une meilleure cohabitation avec les lieux. Bien que les architectes puissent y trouver de l’inspiration, ce ne sont pas des outils de conception, mais une réflexion sur l’architecture comme expérience accessible à tous à travers le concept d’espace.

Historiquement, le film était un outil pour illustrer ou vendre des projets architecturaux. Nous avons voulu dépasser cette dualité en centrant nos observations sur l’échelle humaine. Plutôt que de théoriser, nous observons sur le terrain les comportements humains dans les espaces, questionnant les usages et les émotions qu’ils suscitent. Cette approche, centrée sur l’humain, met en lumière une échelle souvent négligée par les architectes : celle où la vie quotidienne révèle les véritables dynamiques spatiales.

Vous avez observé des enfants en train de jouer, utilisant les espaces de manière non rationnelle et créant ainsi leur propre langage, un espace qui semble s’adapter à leurs actions. Doit-on percevoir ceci comme une critique du fonctionnalisme ? Ou peut-être une façon de dire que le fonctionnalisme devient obsolète, que les usagers de demain s’approprient l’architecture telle qu’elle se présente et la plient à leur jeu ?

Louise : Nous critiquons la manière souvent déshumanisée dont l’architecture est pensée et représentée. Depuis notre premier film, nous avons voulu questionner les outils de représentation architecturale et le langage employé pour transmettre cette discipline. L’architecture s’appuie sur des perspectives distantes, comme les plans ou les vues aériennes par drone qui offrent une compréhension globalisante de l’espace, mais déshumanisent la relation avec l’humain. À l’inverse, notre travail adopte une approche centrée sur l’échelle humaine, plaçant l’homme au cœur de la réflexion architecturale. Nous cherchons à dépasser l’approche technicienne pour interroger les usages, ressentis et émotions que suscitent les espaces.

Ila : En tant qu’ancien étudiant en architecture, je constate que la culture visuelle des architectes, façonnée par des images idéalisées et aseptisées, influence leur manière de concevoir des espaces. Si cette culture se limite à des images propres et vides, comme celles des livres ou sites web, les architectes tendent à reproduire des lieux déconnectés de la vie réelle. Nous pensons qu’il est essentiel de montrer des espaces remplis de vie, avec leurs imperfections et aléas.

C’est dans cet esprit que nous avons réalisé notre premier film présentant une architecture ancrée dans l’usage quotidien. Nos images montrent des espaces vécus, avec des fuites, des éléments cassés et des imperfections. Lors de la Biennale de Venise, cela a surpris, mais notre message était clair : l’architecture doit répondre à des critères esthétiques et fonctionnels tout en restant profondément humaine. Accepter l’imperfection, c’est reconnaître la vie dans l’architecture.

Si les étudiants en architecture intègrent ces représentations, ils se concentreront davantage sur les expériences humaines plutôt que sur une esthétique parfaite. Aujourd’hui, l’architecture souffre d’un narcissisme où le succès personnel prime sur le bien-être des usagers. Contrairement à une œuvre d’art peut-être exposée sans impact, un bâtiment influence son environnement et ses habitants. Pourtant, nous ne sommes pas éduqués à percevoir ce pouvoir. Comme la musique touche nos émotions, l’architecture peut transformer nos vies. Nos films visent à révéler cette capacité, montrant que créer des espaces est un acte puissant et porteur de sens.

La question n’est pas donc la fonctionnalité en elle-même, mais comment nous la comprenons. Prenons l’exemple d’un hôpital : sa fonctionnalité est souvent limitée à des aspects logistiques, tandis que le bien-être du patient est négligé. Un hôpital fonctionnel devrait offrir un environnement psychologiquement apaisant dès l’entrée. Pourtant, l’architecture actuelle donne souvent l’effet inverse, aggravant psychologiquement le malaise.

Dans l’enseignement, la fonctionnalité est réduite aux parcours, salles et programmes, tout le reste étant perçu comme un luxe. On priorise le « programme d’abord », négligeant des critères comme le bien-être. Si ceux-ci étaient intégrés dès le départ, cela transformerait radicalement les espaces.

Dans votre livre The Emotional Power of Space, vous avez exploré les espaces architecturaux conçus par 12 architectes. Est-il vrai que ces 12 architectures jouissent de cette force émotionnelle qu’affiche le titre de votre livre ? Si c’est le cas, pouvez-vous tirer des conclusions et exposer ce qui, selon vous, entraîne cette force ?

Louise : Après une trentaine de films sur le rapport spontané à l’espace, nous avons voulu discuter avec des architectes, ces experts en sensibilité spatiale. Le livre dont il est question explore cette sensibilité à travers des conversations approfondies, axées sur leurs souvenirs d’enfance et sur la manière dont leur rapport à l’espace s’est formé au fil du temps. Ce n’est pas un livre sur des projets architecturaux, mais un guide pour aider les étudiants en architecture à affiner leur capacité d’observation, leur ressenti et leur attention à l’expérience spatiale.

L’alchimie entre un lieu et un individu crée une expérience spatiale unique, façonnée à parts égales par l’espace et par les souvenirs, la présence et les émotions de l’individu. En ce sens, ce livre relève d’une phénoménologie sensorielle, centrée sur l’interaction entre les sens et l’espace.

Ila : On nous demande souvent comment reconnaître un espace riche en sensations et expériences. Si l’éducation à l’espace était répandue, ce serait aussi intuitif que reconnaître un bon plat ou une belle musique. Malheureusement, il est souvent plus facile d’identifier les espaces négatifs, comme certains bureaux mal conçus qui nuisent à la santé et au bien-être de millions de personnes.

Quels critères avez-vous considérés pour choisir vos auteurs ? Et lequel de ces 12 espaces explorés serait, à votre avis, émotionnellement le plus fort ?

Louise : Nous avons sélectionné nos interlocuteurs selon plusieurs critères. Certains étaient des connaissances ou des collaborateurs de longue date, d’autres ont été choisis pour la pertinence de leur travail sur l’expérience spatiale. Nous avons également tenu à représenter une diversité générationnelle et culturelle, créant ainsi un tour du monde des pensées architecturales. Nous avons noté une différence marquée entre l’Occident, plus rationnel et fonctionnel, et des cultures orientales qui privilégient une approche holistique et harmonieuse.

Une rencontre marquante a été celle avec l’architecte thaïlandais Boonserm Premthada. Sa surdité partielle l’a conduit à concevoir une architecture centrée sur la vibration et la réverbération du son, reflétant sa manière unique de percevoir le monde. Fascinés par son histoire et son intérêt pour les éléphants qui ressentent aussi les sons par vibration, nous avons décidé de tourner un film à Bangkok immédiatement après notre échange.

Ila : Chaque rencontre a été un véritable échange. Avec les 12 architectes, des récits intimes et personnels ont émergé, révélant une sensibilité rarement partagée. Ces architectes, habitués à se présenter par leur statut professionnel, se sont livrés avec sincérité, dépassant la façade pour établir un dialogue humain et authentique.

Propos recueillis par Issam S. Chemaly

The Emotional Power of Space d’Ila Bêka et Louise Lemoine, Éditions B&P, Bêka & Partners Publishers, 2023, 221 p.

Les films sont disponibles sur bekalemoine.com

Ila Bêka et Louise Lemoine sont deux artistes visuels et réalisateurs qui s’intéressent aux questions d’architecture et d’espace. Leurs films explorent les enjeux spatiaux et urbains de manière approfondie, abordant la ville et l’espace public à travers les possibilités narratives offertes par le cinéma. Ce duo qui collabore depuis plus de 20 ans, a été salué comme « une...
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