
Un « Phénicien », figurine en bronze doré au musée national de Beyrouth. Photo DR
« Sur les billets de 1 000 livres libanaises, il y a tout l’alphabet phénicien. Sur ceux des 100 000 LL, la représentation d’un navire sidonien. Et pourtant personne ne s’en rend compte. C’est quand même incroyable pour des gens qui n’arrêtent pas de se réclamer les descendants des Phéniciens », s’emporte l’effervescent Dr Roland Tomb. Féru de langues sémitiques anciennes, dont le syriaque, l’araméen et, en particulier, le phénicien qu’il a étudié, durant cinq ans, à la Sorbonne, ce médecin (chef du service de dermatologie à l’Hôtel-Dieu de Beyrouth) et historien semble être l’un des fers de lance du renouveau du « phénicianisme » au Liban. Du moins dans son versant culturel.

Car ce courant, apparu dans les premières décennies du XXe siècle, cristallisait surtout des revendications identitaires nationalistes portées par des intellectuels libanais. Celles d’un pays – et d’un État naissant – en quête d’un héritage commun à tous ses habitants quelles que soient leurs appartenances confessionnelles. Ce phénicianisme idéologique, dont les plus célèbres chantres furent Charles Corm et Saïd Akl, s’est éteint progressivement au fil des décennies. Tout en laissant certaines empreintes dans l’inconscient collectif. La plus forte étant, sans doute, cette figure symbolique du « Phénicien », inspirée des statuettes en bronze représentant des personnages masculins à la coiffe conique (des ex-voto mis au jour au temple des obélisques à Byblos), devenue l’emblème du ministère libanais du Tourisme. Mais encore, dans un registre d’usage plus familier, tous ces noms phéniciens attribués à certaines grandes institutions et sociétés libanaises, à l’instar des hôtels Phoenicia et Ahiram, du projet Elissar de réaménagement urbain de la banlieue sud de Beyrouth et des écoles Melkart et Cadmos, entre autres.

« Pour autant, combien de Libanais aujourd’hui qui se targuent d’être les descendants des inventeurs de l’alphabet savent que c’est Cadmos justement qui a transmis l’alphabet aux Grecs, par exemple ? Combien connaissent les racines phéniciennes de certains mots courants de notre dialecte, comme « Chlah » par exemple, qui signifie en phénicien et araméen enlever ou envoyer ? Combien savent que 80 % des noms de nos villages sont araméens et que Beyrouth elle-même vient de Be’rot, pluriel du mot puits en phénicien ? » interroge encore le Dr Tomb.
Du phénicien en paroles et musique
Il y aurait pourtant, semble-t-il, comme un frémissant retour à cette culture ancestrale. Une résurgence, à un siècle d’intervalle, d’un « certain phénicianisme » qui se profile à l’horizon de cette deuxième décennie du XXIe siècle. Et, dont l’un des symptômes réside dans l’émergence, au cours de ces dernières années, de jeunes groupes musicaux qui tentent de faire revivre les sonorités mélodiques des habitants ancestraux des cités côtières du Liban. À l’instar de Adoon, tandem de musicien et chanteur de fusion folk-phénicienne qui œuvrent à transmettre à travers leur musique et paroles en dialecte cananéo-phénicien « un sentiment de fierté et de reconnexion » aux racines ancestrales… Tout en signalant rester « dans une démarche artistique, dénuée de toutes connotations idéologiques et politiques ».
Une précision nécessaire. Car il se murmure qu’un mouvement nationaliste – ou idéologique ? – naissant aurait notamment pour ambition de recréer une langue phénicienne. « C’est peut-être le cas, mais ce n'est pas mon objectif personnel. Je reste loin de toute revendication idéologique ou politique », martèle (lui aussi) le Dr Tomb, qui participe toutefois de manière très active à propager chez ses compatriotes un intérêt renouvelé pour la langue et la culture phéniciennes.
Familiariser les Libanais avec leur patrimoine
« Mon but est tout simplement de contribuer à familiariser les Libanais avec ce patrimoine phénicien dont ils parlent beaucoup et qui figure sur notre monnaie, mais dont ils ignorent profondément l’histoire et la culture », déclare celui qui, dans cette optique, a commencé en 2017 par inclure des cours d’« épigraphie phénicienne » au menu des matières optionnelles proposées aux étudiants de la faculté de médecine de l’USJ, dont il est alors le doyen.

Une idée qui, pour sembler quelque peu bizarre – l’enseignement d’une langue morte étant tellement éloignée des centres d’intérêt de la génération 2.0 – , se révélera pourtant un franc succès. « Avec 100 inscrits dès la première année, et un nombre en croissance exponentielle au cours des années suivantes, il s’est avéré qu’il y avait une véritable curiosité chez les jeunes pour la culture phénicienne », observe ce médecin féru de linguistique dont l’aptitude à partager avec enthousiasme ses connaissances en la matière a, sans doute, donné à ses étudiants une fringante image de l’érudition.
Car, c’est lui-même qui, remplaçant au pied levé le professeur initial qui s'était absenté, va assurer durant deux saisons les cours de langue phénicienne. Une expérience d’« initiation à la langue et l’écriture phéniciennes » plus que réussie donc, qui incitera cet ex-doyen de la faculté française de médecine de Beyrouth à l’ouvrir à d’autres publics. À commencer par celui des auditeurs libres de l’Université pour Tous (UPT), dont il est le directeur depuis septembre 2024. Des étudiants de tous âges auxquels il assurera également lui-même les cours, à partir de fin février, en alternance avec le Dr Maroun Kreich.
Convaincu que « l’apprentissage de l’écriture phénicienne est une porte d’entrée, à la fois scientifique et ludique, à cette civilisation », le nouveau directeur de l'UPT a, par ailleurs, été le grand initiateur de la chaire d’études phéniciennes à l’USJ**. Inaugurée en 2024, elle comporte une bibliothèque spécifique et aborde à travers des conférences de spécialistes tous les aspects de la culture phénicienne.
Une langue à portée biblique ?
« Il y a beaucoup d’intérêt actuellement pour les Phéniciens dans les universités occidentales, aux États-Unis, en Italie, en Angleterre, en Espagne, en France, en Allemagne et même chez notre voisin du Sud », affirme Tomb. « Car, il faut le rappeler, la langue phénicienne a eu beaucoup de prestige. Notamment, à partir du Xe siècle avant J-C, lorsqu'elle a essaimé, d’abord en Cilicie puis jusqu’aux confins de la Méditerranée en Espagne, en Algérie, au Maroc, en Tunisie, Carthage, ou encore à Chypre, à Larnaca entre autres, qui a été fondée par les Phéniciens sous le nom de Kition ».
« Sans compter que du fait de sa très grande similitude avec la langue hébraïque ancestrale, la langue phénico-cananéenne est très intéressante pour l’étude de la Bible. » En tant que dialecte sémitique, on peut considérer qu’elle a un cousinage germain avec l’araméen, un peu plus éloigné avec l’arabe et qu’elle est une langue sœur de l’hébreu ancien.
« Au Liban, nous sommes en retard au niveau des études phéniciennes et nous essayons de combler cela. Il y a des dizaines d’ouvrages publiés dans le monde sur cette civilisation chaque année. En décembre dernier, il est sorti une nouvelle grammaire phénicienne en italien, dont nous avons acquis les droits de traduction. Mais il y a aussi des grammaires phéniciennes en allemand, en anglais, en français, en algérien, ou encore en tunisien, parce que la Tunisie se considère comme la dépositaire de cette culture phénico-punique… Tout cela se fait en dehors de nous. Il faut y remédier. Il est grand temps de se réapproprier notre propre patrimoine », lance ce médecin prodigue en connaissances. Et qui s’engage, dit-il, « à ce que toutes les personnes qui suivront les cours de phénicien à l’UPT puissent déchiffrer, à l’issue du semestre d’enseignement, par eux-mêmes, les inscriptions sur les stèles du musée national de Beyrouth. Le but étant d’apprendre à lire, écrire et comprendre l’histoire de cette civilisation et son influence sur notre culture et nos écritures modernes ».
*Les cours de langue et d’écriture phéniciennes débutent fin février à l’UPT. Infos au 01/421800 et sur le site web suivant : www.upt.usj.edu.lb
** Inaugurée par le recteur de l’USJ Salim Daccache et par sa titulaire Mme Françoise Briquel-Chatonnet. Le Dr Maroun Kreich en est le directeur exécutif.
Le Levant avant les Phéniciens
Au deuxième semestre, parallèlement au cours de « Langue et d’écriture phéniciennes », l’UPT programme également un cours sur « Le levant avant les Phéniciens » qui sera donné par Robert Hawley, Carole Roche Hawley et Bérénice Chamel, d’éminents professeurs américains et français, spécialistes de cette période.
Les discours populistes et passéistes sur la pluralité identitaire du nationalisme libanais nommément l’héritage phénicien est d’un ridicule à n’en plus finir. Sans cesse opposer un héritage universel aux Libanais à des particularités confessionnelles ou ethniques, voire même génétiques ne fait que dévier une question intrinsèquement historico-culturelle à un nationalisme aussi farfelue que l’ornement logé sur la tête du Phénicien. Soli aut sanguinis, la Phénicie est le Liban.
17 h 32, le 16 février 2025