Joseph Tarrab. Photo DR
En juillet dernier, une amie m’a averti que Joe Tarrab était hospitalisé à Beyrouth dans un état grave. Elle suggérait que ses amis lui écrivent afin de le soutenir, lui qui était sans famille.
Joe, je le connaissais depuis l’adolescence, nous avions vécu ensemble quelques épisodes cocasses, puis nous nous étions perdus de vue. En 2019, j’étais revenu à Beyrouth pour voir de mes yeux cette « thaoura » si prometteuse, et nous avions repris autour d’un café le fil de notre conversation comme s’il n’avait jamais été perdu.
Apprenant qu’il était malade, je lui ai immédiatement écrit. Ce dernier échange, le voici.
4 juillet 2024. Sélim Nassib : Cher Joe, je me souviens du jour où tu es allé à l’aéroport de Beyrouth pour t’embarquer pour Paris et tu as calé à la dernière seconde, demandant au taxi de te ramener chez toi illico.
Je me souviens du jour où tu as harangué le gardien qui était debout derrière la porte vitrée sans qu’aucun son ne sorte de ta bouche – jusqu’au moment où il a ouvert la porte, et tu l’as poussée, cette porte, suivi des camarades venus occuper l’ambassade du Liban à Paris. C’était en 68.
Je me souviens du jour où je t’ai mis dans la merde en parlant aux Palestiniens qui m’avaient arrêté par accident et ils sont venus te prendre chez toi pour te poser quelques questions désagréables. C’était en 78.
Je me souviens que tu parlais 10 langues et que les manuscrits que tu écrivais s’entassaient dans tes tiroirs sans même que tu penses à les envoyer à un éditeur.
Je me souviens que tu m’as dit que les artistes ne ressemblaient pas à leurs œuvres mais qu’ils étaient les compléments de leur œuvre.
Dans des moments comme le moment d’aujourd’hui, tous les visages et tous les âges que tu as eus sont convoqués.
Je me souviens de toi, Joe, tel que tu es et tel que tu as toujours été, un ami lointain et un ami de toujours. Je t’envoie tout l’amour et tout le courage que je peux. Je sais que tous ceux qui t’ont connu sont aujourd’hui avec toi. Sélim (21h56).
5 juillet 2024. Joe Tarrab : L’amitié reste inaltérable le temps ne fait rien à l’affaire. Je suis trop épuisé, je dors à peine, pour répondre convenablement à ta sollicitude. Si je suis lointain, toi tu es resté présent par tes livres et tes séjours épisodiques. Merci pour ta sollicitude. Porte-toi bien. Be happy. Je t’embrasse. (06h02)
18 juillet 2024. Sélim Nassib : Joe, comment ça va ? (18h40)
19 juillet 2024. Joe Tarrab : Repris boire et manger. (08h13)
21 juillet 2024. Sélim Nassib : Boire et manger, quelle merveille ! Ça vient avec goûter et sentir, toucher, entendre, voir et apprécier. J’espère que tu recouvres tout ça à la fois. Tu as passé ta vie à t’occuper d’art, et l’art te l’a bien rendu puisque tu as pu vivre, d’après ce que tu m’as dit, grâce à la vente des toiles que les artistes t’avaient offertes. Il y a là, dans cette association, quelque chose de réconciliant et de juste. Dis-moi ce qui pourrait te distraire ou t’amuser. De ton côté, envoie-moi des nouvelles de ta santé et de tes pensées. Ça me fera plaisir. (09h52)
22 juillet 2024. Joe Tarrab : Je ne suis pas encore à la fête des sens. Une grande partie de ma collection a été acquise en espèces. (14h11)
Je m’apprête à quitter l’hôpital pour un centre de convalescence. (14h14)
Sélim Nassib : Quelle bonne nouvelle ! C’est génial qu’ils te lâchent. Restons en contact. Bonne santé et bon moral ! (15h20)
Joe Tarrab : Merci. Take care. (15h40)
4 septembre 2024. Sélim Nassib : Azizi Joe, comment ça va ? (14h28)
5 septembre 2024. Joe Tarrab : Merci Sélim de ton message. Dans ma condition c’est le zigzag continuel. Dans l’ensemble ça va mieux mais il y a des risques de récidive. J’espère que tu poursuis l’écriture et que tu jouis de la vie.
8 octobre 2024. Joe Tarrab : J’ai réintégré mes pénates à Haret Sakhr. Les seules explosions y sont les pétarades des motards. Jusqu’à présent du moins (07h02).
Côté santé ça va pour le moment. (07h03)
Take care. Be happy (07h04).
Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.
Ce témoignage poignant montre en creux l’extrême modestie et la pudeur de Jo qui était pourtant un modèle d’excellence par sa culture et sa contribution exceptionnelle à l’art libanais. Une perte immense pour l’art, la culture et ke Liban.
09 h 43, le 19 janvier 2025