Critiques littéraires Essais

Kafka vu par ses premiers traducteurs

Kafka vu par ses premiers traducteurs

© J.-F. Paga

Dix versions de Kafka de Maïa Hruska, Grasset, 2024, 240 p.

Dix versions de Kafka est un essai sur les dix premiers traducteurs de Kafka. Maïa Hruska, l’auteure de ce livre éblouissant, considère que « nous nous trompons de centenaire. L’événement capital n’est pas le décès de Kafka, survenu dans une quasi-indifférence il y a tout juste un siècle. Il consiste en ce que, dès le lendemain de sa disparition, dix écrivains se sont crus investis d’une mission : le traduire. Les œuvres de Kafka prirent alors leur envol hors de lui, c’est-à-dire hors de la langue et de la chambre où il les avait conçues. L’année 2024 ne marque pas le centenaire d’une mort, mais celui d’une naissance. »

Jorge Luis Borges, Paul Celan, Primo Levi, Alexandre Vialatte, Bruno Schulz et d’autres… Sans ces traducteurs, La Métamorphose, Le Procès et Le Château auraient probablement sombré dans l’oubli. À sa mort en 1924, ce Juif praguois, auteur germanophone qui n’avait publié que quelques textes de son vivant, était encore totalement inconnu. Son grand ami Max Brod fit paraître ses œuvres dans les années qui suivirent, mais celles-ci furent bientôt interdites par les autorités nazies. Les nouvelles et romans de Kafka trouvèrent alors refuge dans d’autres langues que l’allemand ; ce fut grâce aux traductions qu’elles devinrent célèbres.

Selon Maïa Hruska, les premiers traducteurs de Kafka furent de véritables pionniers : ils découvrirent ses textes et les firent connaître dans leurs langues respectives, mus par un sentiment d’obligation ou une urgence intérieure. Tous étaient avant tout des écrivains, non des traducteurs professionnels, et chacun d’eux reconnut dans cette œuvre une part de lui-même. Dans chacun des dix chapitres de son essai, Maïa Hruska brosse ainsi une sorte de portrait croisé, révélant les affinités entre Kafka et le traducteur en question.

Borges est sans doute le plus kafkaïen parmi eux. « J’ai écrit quelques contes, dit-il, dans lesquels je m’efforçai ambitieusement et inutilement d’être Kafka. » Il fait surtout référence à l’une de ses plus célèbres nouvelles, La Bibliothèque de Babel, dans laquelle l’univers est décrit comme une bibliothèque infinie contenant tous les livres qu’il est possible d’écrire. L’idée d’infini, le monde comme labyrinthe : deux préoccupations centrales des imaginaires borgésien et kafkaïen. Pour Maïa Hruska, « Kafka et Borges s’accordaient sur leur incapacité à tolérer le monde extérieur tel qu’il était » et voyaient dans le labyrinthe la condition de l’homme moderne. Tous deux se réfugiaient dans la littérature. Mais tandis que, pour Kafka, ce refuge était un « terrier » (titre de l’une de ses nouvelles) hermétiquement clos, il prenait, pour Borges, la forme d’un contre-labyrinthe : une bibliothèque infinie.

Ce que Kafka et Paul Celan partagent le plus, c’est leur rapport profondément ambivalent à la langue dans laquelle ils écrivaient : l’allemand. Pour le premier, celle-ci était sa langue maternelle, mais, en tant que Juif praguois, il la percevait toujours comme une langue étrangère qui ne lui permettait pas de s’exprimer authentiquement. Quant à Celan, son dilemme était bien plus déchirant : poète juif et roumain de langue allemande dont les parents sont morts dans les camps nazis, il lui fallait exprimer l’horreur de la Shoah dans la langue qui l’avait rendue possible.

Primo Levi ne fut pas le premier traducteur du Procès en italien, mais le troisième (c’est la seule fois où Maïa Hruska déroge à sa règle de ne parler que des premiers traducteurs). L’auteur de Si c’est un homme s’acquitta de cette tâche, non sans une grande réticence, à la demande d’Italo Calvino qui travaillait dans une maison d’édition. Lévi avait toujours éprouvé de la répulsion envers Kafka, mais c’est en traduisant Le Procès qu’il comprit les raisons de cette hostilité. « Je me suis senti agressé par ce livre », dit-il ; lire Kafka, le traduire, c’était en quelque sorte revivre son expérience à Auschwitz.

« Si (les traducteurs de Kafka) se réunissaient autour d’un dîner pour en discuter, se demande l’auteure, auraient-ils l’impression de parler du même homme ? » La réponse est évidemment négative : « Kafka se révèle sous la focale déformante de dix traducteurs, qui projettent sur lui leur propre lumière tout en recueillant la sienne. » Avec Dix versions de Kafka, Maïa Hruska signe un premier essai érudit et très passionnant.


Dix versions de Kafka de Maïa Hruska, Grasset, 2024, 240 p.Dix versions de Kafka est un essai sur les dix premiers traducteurs de Kafka. Maïa Hruska, l’auteure de ce livre éblouissant, considère que « nous nous trompons de centenaire. L’événement capital n’est pas le décès de Kafka, survenu dans une quasi-indifférence il y a tout juste un siècle. Il consiste en ce que, dès le...
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