Entretiens

Arielle Meyer MacLeod : la beauté intérieure des ruines

Arielle Meyer MacLeod : la beauté intérieure des ruines

D.R.

Après une formation de comédienne à Paris, Arielle Meyer MacLeod s’engage dans des études littéraires à l’Université de Genève et obtient son doctorat en 1999. Son amour du théâtre ne l’a pas quittée pourtant, et elle va travailler de nombreuses années à la Comédie de Genève en tant que dramaturge, collaboratrice artistique et chargée de programmation. Elle entame à présent un nouveau chapitre de sa vie, puisqu’elle a décidé de se consacrer entièrement à l’écriture. Vues d’intérieur après destruction est son deuxième roman. S’il ne se déroule qu’en partie au Liban, ce pays est au cœur d’une intrigue délicatement tissée, qui raconte le voyage qu’y entreprend la narratrice suite au décès de son ami Gabriel. Gabriel a grandi à Beyrouth et a tant raconté sa ville qu’elle est devenue pour la narratrice « un territoire de légendes auréolé d’une aura mystérieuse, connu des seuls initiés ». Il est toutefois mort sans avoir revu sa ville, et dans la douleur et la confusion qui accompagnent cette perte, la narratrice décide, sur un coup de tête, de faire elle-même le voyage et de retrouver la maison d’enfance dont Gabriel lui a tant parlé. Le séjour, si court soit-il, fait remonter à la mémoire de la jeune femme une lettre posthume de son père, reçue il y a des années et conservée dans une boîte d’où elle n’est jamais ressortie. Entre ces deux hommes et les lieux où ils ont vécu se tissent des liens imaginaires qui éclaireront d’un jour nouveau la vie de la narratrice, ses exils, ses failles, mais aussi ses fulgurances.

Comment, dans quelles circonstances, est né ce livre si particulier ?

Je m’en souviens exactement. Je suis allée à Beyrouth en 2019 avec l’homme qui partageait ma vie et qui était libanais. Il m’a fait découvrir sa maison familiale située à Bhamdoun, une demeure magnifique mais qui est aujourd’hui en ruines. Et pour des raisons mystérieuses, cette maison me renvoie à mon père, et à une lettre qu’il m’avait écrite. Quelque chose de l’ordre de la trace relie la maison et la lettre. Toutes deux témoignent de ce qui a été et n’est plus. J’ai eu envie d’écrire là-dessus, d’écrire le roman qui relierait la maison et la lettre, de trouver le motif romanesque qui pourrait créer ce lien.

Votre ouvrage est présenté comme le roman d’une enquête intime. N’est-ce paradoxal ? Comment peut-il se situer simultanément sur ces deux territoires, celui du réel et celui de la fiction ?

Je suis effectivement dans l’autofiction au sens de Serge Doubrovsky et qu’on pourrait définir comme le détournement fictif de l’autobiographie, ou comme la réinvention par la littérature de faits qui sont vrais. On reconstruit la réalité avec les outils de la fiction, on fait revivre le passé par le biais de la littérature. Ce n’est donc ni une confession ni un témoignage. Le pacte avec le lecteur est très différent : dans le cas du témoignage par exemple, la véracité des faits est centrale ; dans l’autofiction, le récit ne prétend pas être vrai, c’est sa dimension romanesque qui prime. En littérature comme au théâtre, ce que j’aime, ce sont les textes qui titillent la frontière entre réalité et fiction.

La présence de photographies dans l’ouvrage joue, elle aussi, sur cette mince frontière. N’est-ce pas une façon d’ancrer le récit dans le réel ?

Oui, en effet la photographie accrédite le réel. Ce qui me passionne dans la photographie, c’est qu’elle cadre un instant, un bout de réel. Mais ce faisant, elle parle du hors-champ, de tout ce qui est autour de la photo et qu’on ne voit pas ; elle dit que tout est biaisé par le cadrage. Et cela correspond bien à ce que j’essaie de faire avec le travail sur la lettre du père : la lettre parle d’un certain nombre de choses et en laisse tant d’autres dans l’ombre. La narratrice la relit, et ce qui la hante, c’est le non-dit de cette lettre, c’est le secret qu’elle recèle, ce sont les silences du père, mais aussi les motivations qui le font écrire certaines choses et pas d’autres. La lettre va donc susciter une sorte de quête exégétique parce que quand la narratrice la lit, elle ne la comprend pas bien. La lettre et la maison en ruines ont ainsi en commun de dire ce qui est là, de saisir un bout de réel, mais en même temps, de désigner l’absence et la perte.

Vous avez d’ailleurs mis en exergue un extrait d’Austerlitz de W. G. Sebald qui dit que les photographies exposent « les ombres de la réalité, exactement comme les souvenirs qui surgissent en nous au milieu de la nuit » mais qui nous échappent si nous tentons de les retenir.

Oui, c’est un ouvrage magnifique que j’aime énormément. Sebald insère dans ce livre des photos floues qui, parfois, ne disent pas grand-chose, mais qui sont infiniment troublantes parce qu’elles sont justement des ombres de la réalité. La photographie témoigne toujours de quelque chose qui a été saisi et qui n’est plus, elle pointe ce qui est absent, elle nous parle de la mort. Et c’est ce paradoxe de la photo qui est exprimé dans l’exergue. Je me sens très proche de la démarche de Sebald qui se situe sur le terrain de l’autofiction.

Vous parlez de Beyrouth comme d’un « lieu inabordable », « un territoire de légende ». Pourquoi cela ?

Dans le roman, Gabriel a beaucoup parlé de Beyrouth à son amie, mais a toujours fait échouer ses projets d’y aller et de l’emmener avec lui, quelles que soient les raisons invoquées. D’où la dimension de légende. Mais pour moi aussi, Beyrouth a été une légende. On en parlait comme le Paris du Moyen-Orient, mais dans mon imaginaire de la ville, la guerre aussi était omniprésente, que ce soit la guerre civile ou les massacres de Sabra et Chatila. Donc l’image que j’en avais se partageait entre la splendeur, la douceur de vivre et la violence extrême. Quand je m’y suis enfin rendue, j’avais des impressions très contrastées, de connu et d’inconnu, de proximité et de distance… Mais il y avait aussi l’incroyable beauté des stigmates de la guerre et cette étrange reconstruction qui a effacé tant de morceaux de la ville, comme les souks qui sont devenus galerie marchande. Donc, j’y ai trouvé à la fois les traces et l’effacement total des traces dans nombre de lieux de la ville.

De la même manière que la mort de Gabriel fait ressurgir le fantôme du père, la maison d’enfance de Gabriel fait émerger une maison inconnue de la narratrice et qu’elle associe néanmoins à son père. Il y a aussi une maison dans le Vaucluse que la narratrice aime tant et que pourtant elle va vendre sur un coup de tête.

Ce texte, je le découvre en écrivant, parle en réalité de la maison manquante. La maison que Gabriel raconte est une fiction dont il a besoin pour tenir debout. De même, la lettre que le père adresse à la narratrice est une fiction qui a pour objet de raconter une famille aimante, une vie normale dans une maison qui, en réalité, est éminemment fragile. La raison d’être de la lettre est la fragilité de la maison. Tout cela est en lien avec l’exil et le déracinement. Les maisons parlent donc de leur contraire.

Lorsque la narratrice se promène à Beyrouth, elle est sensible à « l’affolante beauté » de la destruction, aux « dentelles » que la guerre a laissées sur les murs et les immeubles. Et elle parlera aussi de cette indécente beauté à propos des images qui lui parviendront de la destruction du port. N’est-ce pas un peu gênant d’en parler ainsi ?

Sorj Chalandon a lui aussi parlé de la beauté de la guerre dans Le Quatrième Mur. Il y a quelque chose de très puissant dans les photos qui nous sont parvenues des destructions, que ce soit celles de la guerre ou celles de l’explosion du port. Elles parlent de choses qui ont été et ne sont plus, elles sont des palimpsestes où se superposent le passé, le présent et le futur, soit ce qui a été, n’est plus, mais pourra être à nouveau. Les ruines disent certes la destruction, mais aussi la ténacité, le courage de rester debout ; elles racontent tant de choses. Donc oui, elles sont indécentes et paradoxales.

Parlant de son père, la narratrice dira : « Il m’avait offert de son vivant ce qu’il avait à me transmettre, un legs inestimable, le désir d’apprendre, de comprendre, de réfléchir et de tout remettre en question. » De quelle façon ce legs la protège-t-il ?

Je suis heureuse que vous releviez ce passage qui m’est cher. Disons que le désir d’apprendre et de comprendre représente l’antidote à la folie. La rationalité est la seule arme que le père pouvait lui donner, la seule qui vaille face au désastre.

Vues d’intérieur après destruction d’Arielle Meyer Macleod, Arléa, 2024, 120 p.

Après une formation de comédienne à Paris, Arielle Meyer MacLeod s’engage dans des études littéraires à l’Université de Genève et obtient son doctorat en 1999. Son amour du théâtre ne l’a pas quittée pourtant, et elle va travailler de nombreuses années à la Comédie de Genève en tant que dramaturge, collaboratrice artistique et chargée de programmation. Elle entame à...
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