La guerre civile libanaise vue par des enfants, racontée par des enfants et menée par des enfants : ainsi pourrait-on succinctement caractériser l’univers étrange des trois recueils de nouvelles de l’écrivain et poète palestinien Mazen Maarouf (né à Beyrouth en 1978), dont le premier, Blagues pour miliciens, a été publié en traduction française en 2019. La nouvelle intitulée « Jell-O », parue dans le deuxième recueil (Les Rats qui ont léché les oreilles du champion de karaté), illustre parfaitement l’étrangeté de cet univers : un gamin qui perfore les oreilles de son chiot chaque fois qu’il se sent déprimé, demande, pour son anniversaire, d’accompagner sa mère à la prison où elle est chargée de torturer des femmes, afin qu’il puisse y fouetter des enfants prisonniers.
La plupart des nouvelles de Mazen Maarouf conjuguent ainsi une logique onirique et infantile, semblable à celle de certains dessins animés, avec une violence débridée et caricaturale. On y retrouve des fées et des nounours, mais également des bombardements, des lynchages et des viols. C’est un monde peuplé d’enfants qui se comportent comme des miliciens assoiffés de sang, et de miliciens détraqués qui agissent comme s’ils étaient restés à l’état d’enfance. Ce qui ressort de la collusion entre ces deux univers, celui de l’enfance et celui de la guerre civile, c’est que la logique infantile et celle de la guerre (au-delà de l’aspect tactique ou stratégique, bien entendu) présentent des similarités remarquables : même absurdité, même onirisme, même inquiétante étrangeté ; même cruauté aussi, car rien n’est peut-être plus semblable à un milicien qui torture et tue qu’un enfant s’amusant à écraser des fourmis avec son petit doigt, ou à lancer des pierres sur un chaton.
Dans son livre récemment publié, un très court roman intitulé La Malédiction du garçon aux boules d’argile, Mazen Maarouf transpose cet univers violent, onirique et infantile à la Palestine, ou plutôt à Israël ; car nous sommes en 2037 et il n’existe plus que le Grand Israël. Les territoires palestiniens ont disparu, tout comme les Palestiniens eux-mêmes, à l’exception d’un seul : le protagoniste éponyme du récit, un garçon qui possède le pouvoir de se transformer en boules d’argile.
Les Palestiniens n’ont évidemment pas disparu d’eux-mêmes ; ils ont été exterminés par une bombe biologique israélienne qui contient des robots microscopiques programmés pour localiser les Palestiniens où qu’ils se trouvent, afin de s’introduire dans leurs corps et de les empoisonner.
Le problème semble donc réglé une fois pour toutes, sauf que les Israéliens découvrent rapidement que ce génocide a eu deux conséquences inattendues. Tout d’abord, chaque Palestinien, au moment de rendre son dernier souffle, s’est transformé en une énergie pure qui s’est immédiatement transférée dans le corps du garçon aux boules d’argile, de sorte que celui-ci, devenu le réceptacle d’une quantité astronomique d’énergie, s’est métamorphosé en une espèce de bombe atomique. Mais aussi, seconde conséquence imprévue : en l’absence de Palestiniens, les Israéliens ne parviennent plus à canaliser leurs pulsions guerrières, ce qui mène le Grand Israël au bord de la guerre civile…
Certains pourraient juger ce récit comme un exercice littéraire gratuit, ce qui serait une grave méprise. L’« infantilisme » de l’écriture de Mazen Maarouf, ainsi que la violence caricaturale qu’il utilise fréquemment, sont en réalité très efficaces pour dépeindre des situations de violence à la fois extrêmes et banalisées (comme la guerre civile libanaise ou la violence israélienne envers les Palestiniens). À travers cette écriture si singulière, il ne s’agit pas de dénoncer quoi que ce soit, mais de dévoiler une logique cauchemardesque dont tout un chacun peut ressentir les effets dans certaines situations de la vie, mais qui échappe souvent aux récits plus ou moins réalistes.
La‘natou sabiy kourat al-tin (La Malédiction du garçon aux boules d’argile) de Mazen Maarouf, Éditions Nawfal, 2024, 80 p.