
D.R.
Après son récital de piano à Barcelone, Witold Walczykiewicz, célèbre interprète polonais de Chopin, âgé de soixante-douze ans, tombe follement amoureux de Beatriz, l’organisatrice du concert. Bourgeoise mariée proche de la cinquantaine, raffinée et élégante, elle ne partage nullement la passion du pianiste. Et pourtant, l’adultère aura lieu. C’est autour de ce paradoxe que le prix Nobel sud-africain J.-M. Coetzee (auteur d’En attendant les barbares et de Disgrâce) a construit son nouveau roman, Le Polonais : pourquoi Beatriz, qui ne ressent aucune attirance pour Witold et ne s’est jamais lancée auparavant dans une aventure extraconjugale, finit-elle par coucher avec ce pianiste septuagénaire ?
Disons-le d’emblée, cette question ne trouvera pas de réponse. La conduite de Beatriz demeurera énigmatique, tant pour elle que pour le lecteur. Il en va de même pour le comportement et les sentiments de Witold. En effet, comment expliquer que, dès sa première rencontre avec cette femme espagnole, il ait été envahi par une passion fulgurante, une passion qui persistera jusqu’à la fin de sa vie, bien que leur liaison n’ait duré qu’à peine une semaine ?
Dans ce court roman au style remarquablement sobre et concis, Coetzee déjoue tous les clichés sur l’amour et l’adultère. D’un côté, un pianiste virtuose en fin de carrière, à la manière d’un jeune poète romantique du XIXe siècle, tombe en adoration devant celle qu’il croit capable de lui apporter la paix, une attitude qui le rend risible aux yeux de sa bien-aimée. De l’autre, une femme de banquier, plutôt satisfaite de sa vie, cède aux avances d’un musicien qu’elle ne trouve pas séduisant, mais qu’elle perçoit à la fois comme solennel et bouffon, et dont l’interprétation de Chopin lui semble austère et décevante. D’un côté, donc, un amour passionnel plutôt ridicule ; et de l’autre, un adultère n’offrant aucun des délices que la tradition littéraire lui a souvent attribués.
Dans un monde rationnel et cohérent, la brève liaison entre ces deux personnages n’aurait pas dû avoir lieu. Dans un roman d’un autre auteur, aussi talentueux soit-il, cette brève liaison aurait semblé peu plausible, voire totalement invraisemblable. Mais dans un roman de Coetzee, elle apparaît comme la chose la plus naturelle au monde. Car il observe ce monde avec un émerveillement unique, sans aucune idée préconçue, ce qui lui permet de percevoir le caractère intrinsèquement insolite de notre vie, le fait qu’elle est toujours différente de ce que nous imaginons. Doté d’une empathie extraordinaire, il discerne l’unicité de chaque être, révélant ainsi sa bizarrerie, son ridicule et sa grandeur.
Witold est en effet à la fois risible et sublime. N’ayant connu Beatriz que pendant une semaine, il passe les dernières années de sa vie à écrire quatre-vingt-quatre poèmes dans lesquels il chante les louanges de sa bien-aimée. Dans certains de ces poèmes, il exprime l’espoir de la retrouver dans l’au-delà.
Quant à Beatriz, après leur semaine ensemble, elle pense de moins en moins à lui, jusqu’à finir par l’oublier presque complètement. Lorsqu’elle apprend qu’après sa mort, Witold lui a laissé le manuscrit de ses poèmes, ce geste d’outre-tombe l’importune. Elle est encore plus contrariée en les lisant : le pianiste devenu poète a fait d’elle une idole rigide, sans vie, dans laquelle elle ne se reconnaît pas. Elle le trouve toujours guindé et ridicule, et ressent de la pitié pour lui. Pourtant, il suscite sa curiosité, l’émerveille même, et elle se surprend à éprouver de la tendresse pour lui. Elle qui trouve comique la croyance de Witold en une vie après la mort, commence à lui écrire des lettres. Non pas des lettres d’amour, mais celles qu’on écrit à un ami.
Ainsi, l’amour qui a uni ses deux personnages, un amour à la fois si durable et si éphémère, tellement sublime et tellement risible, demeure un mystère jusqu’au bout. Un mystère qui semble réel, vrai et insolite. Une bizarrerie unique, comme l’est tout être et toute chose dans ce monde.
Le Polonais de J.-M. Coetzee, traduit de l’anglais par Sabine Porte, Seuil, 2024, 160 p.