Portraits Le reflet sépia d’un Damas-nostalgie

Farouk Mardam-Bey

Farouk Mardam-Bey

Il y a d’abord, précédant le personnage, ce nom, Mardam-Bey. Un Bey, comme un survivant du passé tourmenté de l’Orient, une photo en noir et blanc échappée d’un livre d’histoire, le témoin déférent d’une époque damascène de la douceur de vivre qu’on sait à jamais révolue…

Il y a aussi, à côté de la noble harmonie des traits et de la taille élancée, l’extrême blancheur de peau de notre héros. De ce blanc aristocratique des notables vivant dans la pénombre de leurs palais, à l’ombre des sérails, un teint comme transparent que les putschistes violemment basanés du Baas, malgré leur puissance acquise à coup de férocité meurtrière, ne possèderont jamais…

Il y a enfin une certaine lenteur des gestes et des mots prononcés d’une voix voilée, une lenteur qui n’est que douceur et courtoisie, celle de ceux qui viennent de loin, d’un passé si gracieux qu’ils ne sont pas pressés de croquer la vie comme de vulgaires Rastignac…

« Qui n’a pas vu Avignon du temps des Papes n’a rien vu », disait déjà Alphonse Daudet. On pourrait dire, de l’autre côté de la Méditerranée, « Qui n’a pas vu Damas du temps des familles patriciennes, des Mardam-Bey, des Kouatly et des Azm n’a rien vu ». Ni rien vécu de ce doux temps d’avant, « avant que le Baas nationaliste, socialiste et rural ne décide de refaire le paysage urbain et les équilibres fragiles d’un monde jusque-là figé par la tradition et corseté par les usages religieux et sociaux ».

Pour autant, Farouk Mardam-Bey n’est pas qu’une belle image du passé de son pays. Ce descendant rebelle d’une famille de notables ottomans d’origine albanaise est un francophone et un francophile convaincu, ayant fait ses classes au Lycée français de Damas et qui, jeune adolescent, se nourrissait déjà des nombreux livres français qu’il achetait à Beyrouth, lors des vacances d’été qu’il passait régulièrement avec sa famille dans nos montagnes.

Installé en France en 1965 pour y poursuivre des études d’histoire et de droit, il se reconnaîtra dans les valeurs de la gauche au sein de laquelle il militera et ira même – comme tout jeune bourgeois français de l’époque qui se respecte – jusqu’à faire Mai 68, signe indéniable de son intégration. Un bey damascène soixante-huitard manifestant contre l’ordre établi français !

Plus tard, c’est en tant que bibliothécaire et conservateur du fonds arabe de l’Institut national des langues et civilisations orientales (Langues O’) que l’homme, généreux de son temps et de son savoir, deviendra, dans les années 70-80, une sorte de parrain pour les étudiants arabes de Paris, un référent culturel pour des générations d’intellectuels et de chercheurs sur le Moyen-Orient, en quête de repères après les défaites arabes et les tourments de la question palestinienne.

C’est que quels que soient les postes culturels qu’il a occupés en France et le cheminement de ses idées sur cette région du monde au long de sa vie d’exil, la question palestinienne a toujours été au centre de ses préoccupations et de son engagement politique. À tel point, révèle-t-il en riant, que beaucoup de Français sont convaincus qu’il est palestinien ! Il est vrai qu’à côté de ses nombreux écrits sur la Palestine et de sa collaboration avec l’Institut des études palestiniennes, il fondera avec Elias Sanbar et Leïla Chahid La Revue d’études palestiniennes, une publication de référence qu’il dirigera pendant plus de vingt ans. Et qu’il reste inconsolable de la mort de son grand ami, Elias Khoury, un autre chantre de la cause palestinienne.

Cet engagé dans toutes les causes du monde arabe deviendra tout naturellement, en 1989, le directeur de la bibliothèque de l’Institut du monde arabe, puis le conseiller culturel de l’institution, poste qu’il occupera avec l’élégance qui est la sienne, ne se départissant jamais d’une forme de réserve qui fait toute la séduction du personnage, une séduction se déployant malgré lui, comme à son corps défendant.

Mais ne vous fiez pas, bonnes gens, à cette apparente douceur et à la courtoisie du personnage ! L’homme a du cran, un franc-parler héroïque quand les circonstances l’exigent et le courage de ses opinions politiques, celui de tous les exilés opposants aux régimes politiques autoritaires de leurs pays. C’est ainsi qu’en 1976, il n’hésitera pas à faire cette réponse stupéfiante à un journaliste français qui lui demandait s’il était opposé à la présence de l’armée syrienne au Liban : « Je suis opposé à la présence de l’armée syrienne en Syrie » ! Il paiera cher, très cher, cette déclaration publique puisque le régime lui retirera son passeport syrien et le menacera d’arrestation et d’emprisonnement en cas de retour dans son pays. Un régime pour le moins vindicatif puisque jusqu’à aujourd’hui, il ne dispose toujours pas de sa carte d’identité syrienne… Cela fait de lui, en quelque sorte, un double exilé : un exilé syrien en France et un exilé syrien de son propre pays, la Syrie.

« Ce passeur de la culture arabe en Europe », « ce navigateur intranquille de la littérature arabe », comme il a été joliment qualifié, se lancera, par la suite, dans l’édition en devenant, en 1995, chez Actes Sud, le directeur des éditions « Sindbad », connues pour leur publication en langue française de romans, de poésie et d’essais traduits de l’arabe. Chez Sindbad, du nom de ce navigateur aventurier fantastique des mers d’Asie et d’Afrique, et selon les termes de Mathias Enard, « se trouvait la fine fleur de la littérature arabe et nulle part ailleurs ou presque, des anciens aux modernes, traçant ainsi une carte unique des littératures méditerranéennes passées et présentes ». Une mission éditoriale et littéraire qui sied à ravir à Mardam-Bey, réputé être aussi le traducteur élégant de plusieurs œuvres, surtout de poèmes arabes, vers la langue de Molière. Cela n’a rien d’étonnant, l’homme étant un amoureux de la poésie, andalouse en particulier et capable de réciter, de mémoire, de nombreux poèmes dans plusieurs langues.

Dans ce contexte, il nouera de solides amitiés littéraires et personnelles avec des écrivains arabes, tels que Naguib Mahfouz et Mahmoud Darwich, mais aussi avec des arabisants français reconnus, tels que André Miquel, Jacques Berque, Dominique Chevallier et Henry Laurens.

Plus généralement, il n’est aucun domaine intellectuel qui lui soit étranger. Tout à l’opposé d’un spécialiste au sens moderne du terme – l’idiôtès des Grecs qui s’enferme dans un savoir unique – il ne vise pas tant une accumulation de connaissances qu’une approche quasi holistique du monde, fondée sur une curiosité infinie à l’égard de toutes les formes de culture des êtres et des peuples. De l’histoire à la politique, de la littérature à la poésie, de la musique à la gastronomie, cet érudit éclectique, version orientale de « l’honnête homme » du XVIIe siècle, s’intéresse à tout, nous livrant, sous la forme à la fois savante et légère qui lui est propre, une pensée originale et singulière plongeant ses racines dans une maîtrise accomplie de l’histoire des institutions et des hommes.

À côté de ses nombreux ouvrages – signés de lui seul ou co-écrits – ceux politiques d’une part, tels que le remarquable Être arabe, le titre piquant Dans la tête de Bachar Al-Assad ou encore Itinéraires de Paris à Jérusalem : la France et le conflit israélo-arabe, et ceux littéraires d’autre part, comme La Poésie arabe, ce sont ses ouvrages de gastronomie, savoureux à plus d’un titre, qui retiennent l’attention. Signant d’abord du pseudonyme Ziryâb ses chroniques culinaires dans le magazine Qantara et dans l’Orient-Express – mensuel fondé et dirigé par son « petit frère » et grand ami, Samir Kassir – cet épicurien raffiné aborde les traditions gastronomiques du Maghreb et du Proche-Orient à travers des références savantes, des anecdotes historiques et des citations littéraires et, sur un mode plus léger, en rapportant des impressions de voyage et des recettes ancestrales. Cette approche éclectique lui permet de mettre en évidence le métissage culturel de l’Islam en Méditerranée durant plus de dix siècles.

Mention spéciale, dans la catégorie gastronomie, à côté de La Cuisine de Ziryâb (1999) et de son pendant pour juniors La Cuisine du petit Ziryâb, pour le délicieux Traité du pois chiche (1987). L’idée même de consacrer un « Traité », terme généralement réservé aux ouvrages didactiques savants, à cette humble légumineuse qu’est le pois chiche, vaut à elle seule le détour !

L’épicurisme, le Carpe diem de l’esthète, serait-il sa manière à lui de résister élégamment au sort qui n’a pas manqué de le malmener dans le privé comme dans la vie publique ? Malgré sa réserve d’homme oriental peu porté aux épanchements, il fait, en 2012, au cours d’un entretien avec un journaliste français, un aveu bouleversant : « Régulièrement chez moi, je pense à la Syrie et je me mets à pleurer. » Oui, pleurer « le pays de la peur et du silence », après l’immense espoir suscité par le printemps arabe de 2011 qui a vu éclore les fleurs de la démocratie et des libertés avant de finir par de longs hivers meurtriers…

Si l’homme n’a pas pu fouler depuis le décès de sa mère, en 1975, le sol de son pays natal et si la blessure, même enfouie dans le jardin de tous les secrets, est toujours vive, la relève de cœur et d’esprit est assurée par son fils Fouad piqué, lui aussi, par le virus de la gastronomie et restaurateur oriental au Mexique, et par l’engagement politique et la plume talentueuse de sa fille Soulayma…

Chez les Mardam-Bey, race de seigneurs, le fil de la fidélité à la patrie et à l’enfance n’est jamais rompu.

Comme les roses de Damas, il demeure à jamais vivace…

Il y a d’abord, précédant le personnage, ce nom, Mardam-Bey. Un Bey, comme un survivant du passé tourmenté de l’Orient, une photo en noir et blanc échappée d’un livre d’histoire, le témoin déférent d’une époque damascène de la douceur de vivre qu’on sait à jamais révolue…Il y a aussi, à côté de la noble harmonie des traits et de la taille élancée, l’extrême...
commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut