Entretiens

L’identité architecturale selon Semaan Kfoury

L’identité architecturale selon Semaan Kfoury

D.R.

Semaan Kfoury est architecte et enseignant, auteur de plusieurs ouvrages dont deux livres devenus des références sur les maisons libanaises. Le premier, Maisons libanaises (2013), propose une étude historique des influences étrangères sur l’architecture libanaise. Le second, L’Histoire que raconte la « maison libanaise » (2022), analyse les conditions économiques, politiques, historiques et géographiques qui ont donné naissance à un nouveau type d’architecture durant la période du Moutassarrifat, celui qu’on appelle aujourd’hui la « maison libanaise ». Avec ces deux livres sur l’architecture traditionnelle, Semaan Kfoury participe, sans le savoir peut-être, à la construction de l’identité nationale.

Vous avez défini l’attribut de « libanais » en parlant des maisons traditionnelles au Liban. Où en êtes-vous aujourd’hui dans votre recherche sur l’identité de l’architecture libanaise et par le même biais, celle du Liban ?

La question de l’identité est très polémique faute d’une réponse unique qui, de plus, est impossible à figer dans le temps. Pourtant, l’évolution de la maison traditionnelle libanaise nous offre une piste intéressante à explorer. Longtemps perçue à travers le prisme des influences arabes, ottomanes, florentines, ou vénitiennes, l’architecture des maisons traditionnelles au Liban a souvent été reléguée au statut de reflet des architectures étrangères, sans qu’on ose lui attribuer une identité propre. Cependant, un tournant décisif a été franchi lorsque j’ai affirmé que cette habitation devait être reconnue comme une maison libanaise.

Pour rappel, l’âge d’or de la maison libanaise se situe durant le Moutassarifat entre 1861 et 1915. Comme la société d’alors, la maison est située à la croisée de multiples influences. Ce moment d’équilibre fragile nous a légué la maison libanaise dont la singularité réside dans ce riche mélange d’influences et de contributions diverses, endogènes autant qu’exogènes, à l’image de l’ensemble de notre culture tiraillée entre tradition et modernité, entre Orient et Occident.

À noter que ce que nous appelons aujourd’hui « maison libanaise » fut qualifié à ses débuts de « maison nouvelle », et par la suite de « maison beyrouthine », étant donné que le Liban d’aujourd’hui en tant qu’État n’existait pas encore, par contre existait déjà le Wilayet Beyrouth de 1888 qui, soulignons-le, faisait trois fois la superficie du Liban actuel ! Ce rappel historique montre qu’à l’instar de l’identité d’une architecture, l’identité du Liban ne peut être figée, même si nous éprouvons une nostalgie pour ces anciennes maisons, reflet d’un Liban qu’on aime imaginer idyllique.

Vous avez exploré la question de la combinaison entre les « constituants » de la maison libanaise, les « dispositions en plan », ainsi que la standardisation du « vocabulaire architectural ».

Ce déchiffrage d’un vocabulaire architectural simple explique que la maison libanaise soit si reconnaissable, si familière et donc si attachante. D’autant plus que la maison libanaise « signe » nos paysages : elle les ancre dans notre identité. Sans la présence de ce simple cube à trois arches et coiffé d’une toiture pyramidale en tuiles rouges, nos montagnes pourraient se trouver n’importe où ailleurs sur le pourtour méditerranéen.

Vous observez également que la maison libanaise, lorsqu’elle est isolée, perd de sa valeur. Par contre, c’est la répétition du même modèle qui renforce son caractère, son appartenance, son identité.

C’est évident. Sans répétition d’un trait de caractère, il n’y a pas d’identité. La répétition d’un thème, c’est comme en musique classique quand le leitmotiv revient sous diverses modulations, ou encore la forme « thème et variations » : la richesse des variations renforce le thème initial qu’on appelle « type » en architecture.

Serait-il possible de définir un langage architectural moderne qui pourrait être adopté pour une architecture libanaise ?

Tout d’abord, il serait illusoire de revenir cent cinquante ans en arrière. À moins pour des cas ou des lieux spécifiques, comme la ville de Deir el-Kamar, le souk de Jouniyeh, ou la rue Gemayzeh à Beyrouth… Pour ceux-là, il nous faudrait établir un périmètre de protection et une législation spécifique encadrant les nouvelles constructions afin qu’elles puissent s’insérer sans rupture dans le tissu bâti existant, créant ainsi un dialogue visuel à travers le temps entre l’ancien et le nouveau.

Et étant donné les insuffisances de la réglementation actuelle relative à la loi de construction au Liban, laquelle échoue à instaurer une unité et une cohérence, quels paramètres architecturaux recommandez-vous d’adopter afin de remédier à cette fragmentation ?

L’architecture est le reflet d’une société. Et le désordre visuel ambiant est le reflet d’une société déstructurée, sans repères.

Comment y pallier ?

C’est en cela que la maison libanaise est source d’inspiration : il faudrait pouvoir remplacer les normes non-écrites inhérentes à l’architecture traditionnelle par une réglementation écrite bien encadrée. En d’autres termes, il nous faut retrouver à travers des lois contemporaines, ce qui relevait autrefois de la tradition quand un langage commun unifiait la conception architecturale. En prenant exemple sur des dispositions qui existent dans certaines régions d’Europe, il faut introduire une réglementation contraignante qui assure un langage architectural commun et apporte la cohérence visuelle dont souffrent cruellement nos villes et villages.

Une maison libanaise prise isolement n’est pas un chef-d’œuvre. Sa beauté n’est pas en elle-même, mais dans le regard que nous portons sur elle. Elle est le résultat de la répétition d’un même thème aux multiples variations. Il en résulte cette harmonie qui n’est autre que cet équilibre délicat entre unité et variété. C’est justement de ce manque dont souffre l’architecture moderne ; bien qu’elle ait produit des chefs-d’œuvre au niveau individuel, elle a échoué à créer des villes qui nous plaisent, faute de ce langage commun qui unissait les constructions traditionnelles.

Notons au passage que parmi les maisons libanaises, il y a des différences subtiles selon les régions du Liban où les balustrades, les corniches comme la taille de pierre varient en fonction du savoir-faire local ou des conditions locales. Ces variations nous montrent deux choses : que chaque région a ses propres différences et que l’identité architecturale dans son ensemble transcende les appartenances communautaires.

Vous partez toujours de l’unité pour aller à l’ensemble.

Ce qui importe dans une ville n’est pas la maison elle-même, mais la perspective de la rue, l’ensemble du quartier. La façade d’une maison appartient à la ville, tandis que son intérieur relève du domaine privé. Pensez aux grands ensembles historiques comme la rue de Rivoli ou la place des Vosges à Paris où l’unité de l’ensemble prime sur l’individualité des bâtiments.

L’architecture ne peut être dissociée de l’urbanisme. Il est essentiel de réfléchir à la ville dans laquelle nous voulons vivre. Si comme l’a exprimé Albert Camus, « toute pensée est nostalgique », il nous est impossible de penser sans références. Dans le passé, les architectes ne signaient pas leurs œuvres. Alors qu’aujourd’hui, nous sommes désormais confrontés à une dictature du nouveau, de l’individualisme et de l’originalité à tout prix en totale contradiction avec l’harmonie de l’ensemble.

Je fais donc ce rêve nostalgique : une architecture sans architectes.

Propos recueillis par Issam S. Chemaly

L’Histoire que raconte la « maison libanaise » de Semaan Kfoury, Librairie Antoine, 2022, 54 p.

Maisons libanaises de Semaan Kfoury, Éditions ALBA, 2013 (réédité), 131 p.

Semaan Kfoury est architecte et enseignant, auteur de plusieurs ouvrages dont deux livres devenus des références sur les maisons libanaises. Le premier, Maisons libanaises (2013), propose une étude historique des influences étrangères sur l’architecture libanaise. Le second, L’Histoire que raconte la « maison libanaise » (2022), analyse les conditions économiques, politiques,...
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