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Société - Reportage

L’hôpital Dar el-Amal, ligne de vie des habitants de Baalbeck

L'ordre d'évacuation de l'armée israélienne n'a pas découragé l'établissement de continuer à soigner ses patients, leur offrant un îlot d'espoir dans un océan de décombres et de larmes.

L’hôpital Dar el-Amal, ligne de vie des habitants de Baalbeck

Céline Nassif, 3 ans, seule survivante de sa famille après une frappe israélienne, à l’hôpital Dar el-Amal le 6 octobre 2024. Photo Mohammad Yassine

Nous republions ce reportage suite à l'annonce, le 22 novembre 2024, par le ministère libanais de la Santé, de la mort de Ali Alam, directeur de l'hôpital Deir el-Amal tué par une frappe israélienne sur Douris avec six autres employés de l'hôpital.


Hussein Nassif a les yeux perdus de ceux qui ont trop vu. Sur son téléphone, il montre une photo où sa nièce Céline est entourée de ses parents et quatre frères et sœurs. C’est l’été, tous sourient, l’air heureux et insouciant. Assis dans l’unité de soins intensifs pédiatriques de l’hôpital universitaire Dar el-Amal situé à l’entrée de Baalbeck jeudi 6 novembre, il fixe cette relique d’un monde révolu sans ciller. Le 28 octobre, une frappe israélienne a massacré au moins dix membres de la famille Nassif, tandis qu’ils déjeunaient dans leur maison à Bodaï, un village situé à seize kilomètres. « Ils n’étaient affiliés à aucun parti, ses parents étaient tous deux enseignants. Ce jour-là, la famille recevait l’une des grand-mères et deux tantes. Tous sont tombés en martyrs, sauf Céline », dit-il d’une voix éteinte. « Maman ! Maman ! » hurle sa nièce derrière le rideau de sa chambre remplie de ballons colorés. Elle a trois ans, son dos est brûlé, sa jambe fracturée, son crâne bandé et son cœur en ruine. « La force de la déflagration l’a projetée à l’extérieur de la maison. À part moi, elle n’a plus personne. Il y a bien ses grands-parents mais, que Dieu les aide, ils peinent à tenir le coup », déplore Hussein.

Céline dans sa chambre aux murs couverts de princesses à l’hôpital Dar el-Amal, le 6 octobre 2024. Photo Mohammad Yassine

« Il y a beaucoup de bombardements autour de l’hôpital »

Les cris déchirants de Céline continuent. Une infirmière vient s’occuper d’elle, mais rien n’y fait, la douleur semble s’être emparée de tout son être. « Elle hurle toute la nuit et je reste avec elle 24 heures sur 24 », dit Hussein devant un mur rose recouvert de princesses, un décor infantile qui peine à masquer la tragédie entourant l’hôpital depuis l’intensification de l’offensive israélienne le 23 septembre. Ce jour-là, l’infirmière en chef de l’unité, Fatima Ismaïl, a commencé à dormir sur place, à l’instar de nombreux médecins et infirmiers, dédiés jour et nuit à leurs patients. « Il y a beaucoup de bombardements autour de l’hôpital, mais nous ne laissons pas cela avoir un impact sur notre travail », dit-elle, la voix étouffée derrière les cris de Céline. Cette dernière a subi deux opérations aux urgences avant de rejoindre l’unité pédiatrique où les infirmières, outre les soins médicaux, tentent de lui apporter « un soutien émotionnel pour combler la perte de ses parents, en espérant qu’elle sortira d’ici sans complication ».

Mais quand pourra-t-elle sortir et pour aller où ? Depuis le 28 octobre, journée noire où plus de 35 frappes ont tué 67 personnes, dont la famille Nassif, et blessé 120 autres, le gouvernorat de Baalbeck-Hermel, région acquise au Hezbollah située dans le nord du plateau montagneux de la Békaa, se transforme peu à peu en une vallée de parpaings écrasés et de familles endeuillées aux lendemains en suspens. Dentiste à Bodaï, où il vivait près du domicile familial de Céline, Hussein assure qu’elle partagera désormais sa vie entre sa maison et celle de ses grands-parents, sise dans le même village.

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Mais à l’heure actuelle, Bodaï est pilonnée sans relâche par Israël : y retourner est inconcevable. Alors l’hôpital Dar el-Amal, « la maison de l’espoir », est la dernière ligne de vie pour Hussein, Céline et de nombreux autres civils pris au piège. Si bien que le 30 octobre, quand le porte-parole arabophone de l’armée israélienne, Avichay Adraee, ordonne l’évacuation totale de Baalbeck et des bourgades adjacentes de Douris, Aïn Bourday et Iaat, la direction refuse d’obtempérer. Sur l’ensemble du territoire, les frappes israéliennes ont déjà mis 15 hôpitaux à l’arrêt total ou partiel, selon le ministère de la Santé.

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« La semaine dernière, il y avait entre 90 et 100 patients, sans compter entre 100 et 120 employés restant jour et nuit dans l’hôpital », énumère Élie Moubarak, directeur médical de l’établissement. « Nous ne pouvions pas juste fermer les urgences remplies de blessés et dire désolés, nous sommes hors service. Non, notre métier nous oblige à rester pour leur fournir des soins. On ne peut pas agir autrement », dit-il, quoi qu’il en coûte pour la propre sécurité du personnel. Originaire de Broumana, ce spécialiste des soins palliatifs travaille à Dar el-Amal depuis 2022, où ses connaissances dans l’accompagnement de la fin de vie ont permis à l’hôpital d’obtenir une accréditation de la France. Désormais, ce fervent chrétien prie pour que la sienne ne soit pas fauchée trop tôt quand il prend la route chaque week-end pour rejoindre son village et sa famille. « Dieu seul nous protège », dit-il en montrant la croix en fer forgé posée sur son bureau. Car les frappes israéliennes sur la région débordent la zone ayant reçu un ordre d’évacuation, rendant la menace éparse et permanente pour ses habitants.

Dans le couloir du service de chirurgie, un homme piétine, les yeux exorbités et les cheveux ébouriffés, comme s’il venait d’être frappé par la foudre. Dans la chambre à côté, sa femme Imane gît, inconsolable. La veille, elle est arrivée aux urgences, les mains et le visage brûlés après avoir survécu à la frappe d’un drone israélien. « Je voulais sortir mes enfants de la voiture, mais personne ne m’aidait, gémit-elle sur son lit. Je recouvrais leurs brûlures avec de la terre, mais je n’arrivais pas à les éteindre. Toute la voiture a pris feu. » Elle s’est elle-même brûlée en cherchant à sauver ses trois enfants. En vain.

Imane, mère de trois enfants tués par une frappe de drone israélien, dans son lit d’hôpital à Dar el-Amal, le 6 octobre 2024. Photo Mohammad Yassine

« Un drone israélien les survolait et a tiré plusieurs missiles sur eux »

Son mari, Naji Dandache, croyait pourtant avoir mis sa famille à l’abri. Après l’ordre d’évacuation une semaine plus tôt, ce vendeur de climatiseurs et de réfrigérateurs vivant à Baalbeck n’a pas hésité une seconde : « J’ai mis ma famille dans la voiture et nous avons fui, parce que Israël est un ennemi brutal et sans morale. » Mais cela n’a pas suffi. Mardi 5 novembre, son fils Raed, accompagné de sa grande sœur Nathalie, leur petit frère de 14 ans et leur mère prennent la route séparant Haour Taala de Talya, à dix kilomètres au sud de l’hôpital Dar el-Amal, hors de la zone d’évacuation. « Raed travaillait à la Sécurité de l’État et était descendu chercher son salaire et celui d’un ami. Ma fille Nathalie, qui travaille pour une ONG locale distribuant de la nourriture aux déplacés, avait besoin d’internet pour faire un entretien. Or un drone israélien les survolait et a tiré plusieurs missiles sur eux. Pourquoi ? Je l’ignore. Nous ne sommes liés à aucun parti. Que Dieu les maudisse, ils n’ont aucune humanité », dit-il.

Naji et Imane s’apprêtaient à souffler les quinzièmes bougies de leur benjamin et espéraient voir bientôt Raed se marier. Désormais, ils se préparent à enterrer leurs trois enfants. « Je ne suis membre d’aucun parti ou mouvement, mais désormais, je suis prêt à rejoindre la résistance, car face à un ennemi aussi brutal, je ne peux plus rester là sans rien faire », lâche-t-il.

La photo d’un cahier d’écolier dans les décombres d’une maison bombardée par Israël à el-Aïn, le 6 octobre. Photo Mohammad Yassine

Face à la violence qui les entoure, les médecins et infirmiers de Dar el-Amal doivent rester professionnels. « On essaie tant que possible de ne pas travailler de manière émotionnelle. Mais le ressenti est très dur, surtout dans un cas comme Céline, dont toute la famille a été tuée », reconnaît Fatima. Pour elle et ses collègues, chaque jour voit son nouveau cortège de blessés, de morts et de familles éplorées. Ce jeudi matin, une frappe israélienne a rasé une maison à el-Aïn, à 36 kilomètres plus au nord. La route séparant l’hôpital du village est un interminable défilé de gravats, autour desquels certains habitants continuent d’ouvrir leur boutique et de maintenir un semblant de normalité.

Au bout d’une route en pente de la bourgade du Hermel, un cratère devant lequel une pelleteuse cherche à déplacer des décombres. « Nous avons déjà sorti six morts et deux blessés, dont un est décédé à l’hôpital. Il reste encore une petite fille », explique un secouriste recouvert de poussière. Dans les ruines, des vêtements d’enfant et des cahiers d’écolier. Les lignes d’exercices de mathématiques montrent une écriture soignée et sérieuse. La petite fille encore sous les décombres est finalement retrouvée morte, affirme plus tard le directeur de l’hôpital Ali Allam. Au terme de la journée de mercredi, au moins 40 personnes ont été tuées par les raids israéliens dans la Békaa, selon le ministère de la Santé, un bilan qui a peut-être dépassé la barre des 60 tués, selon un décompte de notre correspondante dans la région, Sarah Abdallah.

Une pelleteuse dégage des décombres après une frappe israélienne à el-Aïn, le 6 octobre 2024. Photo Mohammad Yassine

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