C’est une histoire singulière dont la résonance est universelle. Qui n’a pas réfléchi à la question du Mal ? Qui n’a pas été effrayé, c’est-à-dire fasciné et apeuré en même temps, par le projet totalitaire et destructeur du régime nazi ? La grande folie du XXe siècle, c’est le nazisme. Son thuriféraire, Adolf Hitler.
Derrière le régime, on sait qu’un système s’est bâti autour de la figure d’hommes assoiffés de pouvoir qui ont pris sur la vie une revanche éclatante et morbide. Joseph Goebbels avec sa petite taille, son pied-bot, sa laideur, ses inquiétantes manies était de ceux-là. Hermann Goering, ambitieux à l’extrême, cyclothymique et orgueilleux tout autant. Albert Speer, longtemps considéré comme un des favoris d’Hitler ne leur ressemblait pas. Il est à ce titre une sorte d’énigme du nazisme dont Jean-Noël Orengo s’est passionné à décrypter la figure.
Ce qui caractérise en premier lieu Speer, c’est son charisme. Il est de ceux, contrairement aux autres, dont les fées se sont penchées sur le berceau. Un père et un grand-père architectes dont les travaux sont reconnus, une parfaite éducation dans le fleuron de la haute bourgeoisie éclairée d’Heidelberg, un physique de jeune premier, un visage harmonieux, un œil intelligent, l’allure svelte et souple de celui qui pratique assidûment plusieurs sports. N’en jetez plus, Albert Speer est, dès sa jeunesse, considéré comme une star.
Ce qui va changer la trajectoire de cet homme et muer sa vie en destin, c’est sa rencontre avec Adolf Hitler. Alors encore jeune architecte, il est remarqué pour son talent de mise en scène des espaces. Il refait quelques appartements pour des dignitaires nazis. Il est « le metteur en scène de la vie domestique des puissants », comme le dit Jean-Noël Orengo. Mais derrière ce talent qu’on lui reconnaît, Albert Speer impose, peu à peu, une esthétique qui va devenir celle du régime dans laquelle Hitler, magnifié, veut se reconnaître.
Quelle est-elle ? Elle serait au croisement du romantisme et du Bauhaus. D’un côté, l’exaltation du romantisme, entre gigantisme et théâtralisation ; de l’autre, la rigueur froide du Bauhaus imposant une monumentalité de la matière (verre, béton, acier). Sous la houlette de Speer, cela donnera d’immenses parades de nuit au flambeau (parce que la nuit on ne voit pas la laideur des hommes, expliquera-t-il à Hitler), des discours portant le Führer, portant petit homme, sur des tribunes en majesté et des maquettes de villes pensées pour durer plus de mille ans. À quoi bon détruire Paris, aurait confié le Führer à son architecte préféré, puisque ce dernier allait se charger d’édifier la nouvelle plus belle ville du monde ?
Mais la suite, on la connaît. La violence de l’idéologie nazie conduit rapidement le pays à sa perte, laissant derrière elle une Europe en ruine et l’horreur de la Shoah. Hitler se suicide avec son Eva. Quelques dignitaires en font autant, d’autres prennent la fuite.
Et Albert Speer ?
Il comparait au procès de Nuremberg et de suite assume ses fautes. Il faut dire que d’architecte du régime, il était devenu, avant que ne s’effondre le projet national-socialiste, ministre de l’armement. Speer écope de vingt ans de prison. Que vingt ans…
Là est aussi l’intérêt du livre de Jean-Noël Orengo. À travers la figure repentante de Speer, expliquer la position de l’Allemagne après-guerre. « Il est celui qui, en assumant la culpabilité collective des crimes commis par quelques-uns, a joué un rôle dans la prise de conscience nationale de ces crimes. » Car après voir publié Au cœur du IIIe Reich qui sont les mémoires de sa vie sous le régime nazi et qui remporteront un succès considérable, Speer livrera plus tard ses Carnets secrets. De nouveau, sa parole est entendue. Speer devient une sorte de figure fréquentable du nazisme parce qu’il condamne le passé et juge sévèrement son aveuglement politique. Aussi parce qu’il continue de charmer. La jeune journaliste Gitta Sereny qu’on ne peut pas suspecter d’indulgence pour le régime puisque juive par sa mère, consacrera nombre d’entretiens et un grand livre sur Speer qu’elle fréquentera durant 15 ans.
Jean-Noël Orengo a trouvé la bonne distance pour parler du « phénomène » Speer. La recomposition romanesque de son portrait n’occulte pas la dimension historique de son sujet. Une justesse du jugement où histoire et fiction se recoupent harmonieusement..
Vous êtes l’amour malheureux du führer de Jean-Noël Orengo, Grasset, 2024, 272 p.