C’est de la belle œuvre quand on y songe, et s’il est permis d’ajouter, l’auteur a réussi là un coup de maître ! La question de Palestine se devait d’être traitée conformément aux derniers paradigmes d’une science historique renouvelée. Et Henry Laurens, professeur depuis 2003 au Collège de France et titulaire de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe, n’a pas manqué de le faire, comme il n’a pas laissé inachevée, ce qu’on pouvait craindre, cette patiente réflexion sur la grande affaire des Arabes. Y ayant consacré cinq volumes étalés sur de longues années, voilà qu’il nous offre un aperçu de sa longue enquête sous le titre de Question juive, Problème arabe, 1798-2001.
Que dire ? Sinon que ce n’est pas une mince affaire que ces centaines de pages d’érudition qui déboulonnent tant d’acquis statufiés et de convictions ancrées. Et comme pour annoncer la couleur, l’ouvrage est pertinemment dédié au sémitisant du Collège de France, Thomas Römer. Henry Laurens n’aurait pas pu mieux choisir, ce bibliste ayant été et demeurant le pourfendeur des mythes constitutifs des trois religions monothéistes responsables, ne serait-ce qu’en partie, du sang que l’on n’arrête pas de faire couler à même les Lieux saints.
Pour l’historien couronné de son vivant, La Question de Palestine est quelque peu ce que représente la Summa Theologia pour Saint Thomas d’Aquin, son ouvrage de référence, même s’il a tant publié par ailleurs. Ou mieux encore, la Comédie humaine de Balzac, puisque d’un volume à l’autre, on retrouve les mêmes acteurs et les mêmes entités se débattant pour assurer leurs intérêts contradictoires, mûs qu’ils sont par une volonté féroce de l’emporter sur leurs adversaires.
Dès le départ et sans prendre parti, Henry Laurens nous avait conviés à une relecture de la question qui a envenimé non seulement les rapports entre Arabes et Juifs du monde, mais également ceux tissés entre l’Islam et l’Occident réputé « chrétien ». Les cinq tomes qui remontent à la source de la discorde sont à rappeler : L’Invention de la Terre Sainte (1799-1922), Une mission sacrée de civilisation (1922-1947), L’Accomplissement des prophéties (1947-1967), Le Rameau d’olivier et le Fusil du combattant (1967-1982) et La Paix impossible (1982-2001). Tout cela a commencé en 1999, à la fin du siècle dernier, lorsque le premier tome a démarré une série qui ne sera pas clôturée, comme on pourrait le penser, avec la publication, en 2015, du tome V. C’est que l’affaire de Palestine ne veut pas arriver à un terme ni ne cherche à y parvenir. Henry Laurens, comme il n’a pas manqué de le relever, reprendra vraisemblablement bientôt son bâton de pèlerin et arpentera, une fois encore, les sentiers arides de la Terre Sainte pour en tirer un volume VI.
Car des conflits, il y en aura encore, la solution des deux États n’étant pas celle qui résoudra la question, pas plus que la colonisation intégrale de la Cisjordanie ! Et nous sommes encore à nous demander combien pertinente était cette réflexion d’un commentateur israélien au lendemain de la guerre du Kippour en 1973 : « La dernière guerre sera celle que gagneront les Arabes ! »
Abrégé ou vade-mecum ?
En réalité, Question juive, Problème arabe n’est pas juste un abrégé, le regard de l’historien chevronné s’étant modifié et affiné au contact de l’objet de sa réflexion. Sa vision, quelque perspicace qu’elle soit, ne peut plus être la même, à l’heure actuelle à l’achèvement de l’œuvre, que celle qu’il avait entérinée en démarrant son projet. De 1999 à nos jours, sa conception de la grande querelle s’est remodelée, sinon métamorphosée. Et il en a tiré les conclusions qu’on invite le lecteur à aborder avec un esprit ouvert.
D’ailleurs, avec cet ouvrage désormais accessible dans les librairies, le professeur émérite s’est livré à son jeu favori, pour ne pas dire à ses idiosyncrasies, en conceptualisant l’histoire par intersection. Il nous le dit dans l’Avant-propos, et sans fausse modestie : « Très tôt, dans mon parcours scientifique, j’avais été conduit à définir une ‘‘histoire par intersection’’… J’avais ainsi anticipé deux ou trois décennies à l’avance ce que l’on a désigné comme étant ‘‘l’histoire connectée’’. » Et c’est à partir de cette approche qu’il a décelé ou identifié les « concepts » qui vont encadrer sa « longue marche », la première intersection se rapportant à l’orientalisme et à son pendant l’occidentalisme, la deuxième étant la question de Palestine. Et c’est précisément sur cette intersection qu’il s’est acharné, tout au long de cinq volumes, avant d’achever son entreprise en nous livrant son dernier-né. C’est qu’entre l’historien du Proche-Orient et la « cicatrice palestinienne », il y a comme une attirance secrète. D’ailleurs, il a voulu y tenter l’histoire totale. Ce sera à lui de nous avouer s’il y a réussi.
Et puis, même si ce n’est pas l’essentiel, il y a le plaisir de lire Henry Laurens et « d’en parler ». Je saisis donc l’occasion pour recommander les chapitres V « La Paix introuvable » et VI « Le Moyen-Orient dans la Guerre froide » qui feront les délices de mes étudiants.
Bref retour en arrière
Faisons un bref saut en arrière, maintenant que Yahia Sinouar a été liquidé. Rappelons qu’au mois de janvier dernier, lorsque le professeur au Collège de France s’était exprimé, dans Le Figaro, au sujet de la validité de la politique d’assassinat que poursuivait Israël à Gaza comme au Liban, il avait dit : « La stratégie de l’assassinat est pratiquée par Israël depuis des décennies. Cela n’a strictement rien changé sinon un réconfort moral pour les Israéliens et un surplus de haine chez les Arabes. » Dont acte ! D’autre part, quant à la question de la constitution d’un état viable, Henry Laurens n’avait pas manqué de souligner : « Après avoir compris, à partir des années 30, qu’ils n’arriveraient jamais à avoir une majorité stable parmi la population, les sionistes ont expliqué qu’il serait nécessaire de transférer une partie importante de la population arabe à l’extérieur de l’État juif, faute de quoi Israël serait immanquablement un État binational. C’était le sens du premier plan de partage de 1937 qui ‘‘transférait’’ une partie de la population arabe en dehors du futur État juif. » Ainsi, la constitution de l’État d’Israël portait en son sein un projet de transfert de populations. Les colons d’Europe de l’Est, du Maghreb ou d’ailleurs qui faisaient leur alyah ne pouvaient ignorer le renversement radical qu’ils allaient provoquer sur la scène du Moyen-Orient. Pour être menée à bien, leur entreprise impliquait ab ovo d’incessants conflits, le projet sioniste n’allant pas se contenter du territoire qui leur était imparti en vertu du droit international et des résolutions des Nations Unies.
L’œil de Caïn
L’État hébreu était né sous le signe de la violence, une violence qui allait coller à son parcours. Certes, il y eut des initiatives de paix et Henry Laurens ne manque pas de les exposer, tout en révélant qu’au « fil des séquences historiques, se profilent peu à peu deux logiques qui s’opposent : la diplomatie et la situation sur le terrain ». Les initiatives diplomatiques ont fait rêver et soulevé les enthousiasmes mais la réalité sur le terrain de l’action allait vite faire déchanter les âmes candides.
D’autant plus que le conflit israélo-arabe a ceci de particulier que l’écrasement de l’adversaire ne met pas fin à l’état de belligérance. Pas plus les victoires militaires que les succès diplomatiques n’y sont décisifs ; ils ne font que reporter la confrontation en gestation à une date ultérieure.
C’est qu’il y a, comme le disait Nadia Tuéni, des hommes durs, des haines et des « guerres plus vieilles que les eaux du Jourdain ». Envisagée comme affaire ou comme problème, la question de Palestine n’aura jamais d’épilogue. Juste des postfaces sanglantes !
Question juive, Problème arabe d’Henry Laurens, Fayard, 2024, 752 p.