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Nos Lecteurs ont la Parole

Liban : des tas de paradoxes et un basculement

Le paradoxe des sorites éclaire sur l’impossibilité de définir un moment précis de transition d’un état à un autre, en termes sémantiques, lorsqu’il existe un continu entre les deux. Il s’applique aux concepts, aux attributs vagues, comme quand l’ajout successif d’un grain de sable à un autre finit par constituer un tas et, inversement, quand le retrait successif d’un grain de sable finit par ne plus faire un tas. À cause, en premier lieu, de l’absence de définition quantitative précise du tas.

Le Liban, durant les six dernières décennies, a vécu des changements à travers deux types de transformations. Il y a les dates pivots, dans les deux sens, où le pays passait d’un état (prospérité, stabilité, fonctionnement, démocratie) à un autre (incertitude, insécurité, effondrement, dysfonctionnement), comme des élections, massacres, violences, prises de pouvoir, accords : notoirement, les 13 avril 1975, 17 mars 1977, 13 juin 1978, 7 juillet 1980, 2 avril 1981, 14 septembre 1982, 17 mai 1983, 6 février 1984, 15 janvier 1986 et 13 octobre 1990 ; et puis les 14 février 2005, 12 juillet 2006, 8 mai 2008, 17 octobre 2019, 4 août 2020 et 7 octobre 2023.

Mais la majorité de notre histoire vécue ne détermine pas le moment précis du passage d’un état à un autre, comme la faillite de l’État et du système, la spirale de l’insécurité, les déplacements, les précédents, les abus, les concessions.

Aujourd’hui, le Liban vit un paradoxe des sorites : entre guerre générale et punition ciblée, entre crise aiguë et survie, entre révolte et désinvolture, entre destruction existentielle et chirurgicale, entre raclées reçues et revanches à venir, entre libération et effroi...

Le passage se fait spectaculairement, nuit après nuit.

Le Hezbollah et son parrain iranien sont entrés dans la phase de confrontation directe sans stratégie définie, sans perspective, que de « résister » avec une notion élastique de la victoire, allant du cessez-le-feu à l’application des résolutions 1701/1701+ ( !) à la 1680 et la 1559 – desquelles, il y a peu, ils n’était plus question –, à la reconstruction miroitée des zones détruites ; des définitions sans queue ni tête, et un déni entêté de la nouvelle réalité qui émerge, et alimenté par le principe (trompeur) de l’avocat Jack E. Addington de « ne jamais accepter la défaite pouvant être à un doigt de la réussite ».

Les Israéliens, eux, ont entamé la phase de destruction systématique, armés d’un narratif fallacieux que leurs ennemis ont bien aidé à tisser, allant des droits autoproclamés à se défendre aux représailles contre tout ce qui bouge, à détruire l’infrastructure, aux assassinats, utiliser des armes interdites...

S’il y a des leçons à prendre de notre passé récent, la période de juillet 1988 à octobre 1990 est pertinente. À commencer par une élection présidentielle qui aurait pu tourner la page de l’impasse du mandat Gemayel et entamer vigoureusement une transition avec un nouveau président, une vision fraîche et une approche libérée de contraintes de caractère ; il y a eu le choix aberrant du président sortant, s’étant mis dos au mur, et les calculs incohérents où les milices chrétiennes (de l’époque) avaient facilité la vacance des institutions.

Sans omettre un commandant en chef de l’armée excessivement ambitieux et trop cynique depuis le début.

Nous nous rappelons les étapes qui ont permis la sape systématique de la structure étatique, et l’irresponsabilité des responsables, les méfaits de la démagogie débridée, les fantasmes et la logique de destruction par milices interposées, sous la supervision malicieuse de notre voisin étouffant (du nord à l’est)…

À l’époque, une grande partie de la population impuissante et les adultes dans la pièce étaient avides, avec une couverture internationale bienveillante, de trouver des solutions, même si sur le tard ; et les accords de Taëf négociés dans la douleur, les marchandages, les chantages (…) ont permis vaille que vaille d’ébaucher une plateforme pour la reconstruction de l’État, qui, théoriquement, était viable, et constituait un début encourageant entre Libanais de bonne foi…

Mais c’était sans compter avec l’entêtement du Premier ministre intérimaire de l’époque et, au mieux, l’incompétence du président de remplacement, qui avaient fini par créer un déséquilibre insoutenable entre les parties et permis de planter les graines pour une application perverse de ces accords, qui a donné lieu, progressivement, à tous les abus et les variantes de mauvaise foi, aux antipodes des intentions de base.

Liban, novembre 2024, il y a péril en la demeure : une communauté entière, constituante du pays, associée organiquement, de gré ou de force, aux choix politiques égoïstes de ses dirigeants de fait, sans autres interlocuteurs, risque un déplacement, cette fois permanent, et une fracture irrémédiable au niveau social, politique et géographique. Ce qui a déjà exacerbé l’avidité établie de notre (autre) voisin (du sud, celui-là) au niveau territorial (terrestre et maritime), qui met en place une logique implacable d’assujettissement, au final, de notre souveraineté, de nos ressources et de notre espace vital, avec la couverture de la seule grande puissance planétaire, avec ressources illimitées à l’appui, et la tolérance subjuguée des Européens, même si en contradiction totale avec tout leur système étalé de droit et de valeurs.

Une grande partie de la population, excédée par les pratiques accumulées, les ambitions de remplacement et l’idéologie structurante même des victimes ou martyrs d’aujourd’hui, se réjouit du karma des assassinats, des blocages et autres menaces, des explosions, des exactions des deux dernières décennies (au moins). Mais elle occulte les implications à terme du recadrage féroce et démesuré sur le pays entier, de l’application arbitraire des lois internationales et la perte de protection des plus faibles ou vulnérables, et surtout la prévalence de la logique de la raison du plus fort.

À quel moment passe-t-on de l’état de règlement de comptes à l’état de suicide collectif ? Et inversement, de l’état de cause de résistance à celui des sacrifices vains aux conséquences collectives effroyables ?

Faire appel au bon sens des uns et des autres, optimiser nos choix de Libanais et éviter le désastre ne sont pas des options disponibles aujourd’hui : qui sont les interlocuteurs à présent, entre éliminés, illuminés, cyniques perçants, opportunistes ou revanchards incontrôlables ?

Et comment convaincre les uns d’effacer 40 ans d’endoctrinement où la notion sémantique de victoire et de défaite est illusoire ? Ceux-là mêmes qui ont sapé individuellement et collectivement la structure d’un pouvoir de référence fédérateur, qui ont bafoué la notion de droit, qui ont aussi, quand ils avaient la main, utilisé la logique de la force et de la coercition, s’attendraient aujourd’hui – sans changement radical de direction– à l’intervention de la justice, de quelqu’un qui pourrait parler avec un minimum de crédibilité en notre nom à tous et obtenir des résultats concluants.

Sauf que le siège est délibérément vacant et qu’un Premier ministre d’un gouvernement de transition (suite à l’irresponsabilité indigne du président sortant) et un président de la Chambre discrédité et inculpé de fait, qui est partie intégrante du problème à travers chacun de ses chapeaux, ne font pas du tout l’affaire.

Mais où trouver et installer, dans les délais, un interlocuteur fiable et intègre avant un basculement dans l’horreur ?

Nagy RIZK

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Le paradoxe des sorites éclaire sur l’impossibilité de définir un moment précis de transition d’un état à un autre, en termes sémantiques, lorsqu’il existe un continu entre les deux. Il s’applique aux concepts, aux attributs vagues, comme quand l’ajout successif d’un grain de sable à un autre finit par constituer un tas et, inversement, quand le retrait successif d’un grain...
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