C’est une peinture d’une flamboyante expressivité. Une acrylique et encre sur toile offrant au regard un horizon embrasé, tout en masses fumantes orangées, sur lequel se détachent deux rangées d'édifices sombrement évocateurs de dévastation, de destruction et de ruines.
Intitulée Pays 4, cette grande œuvre (200 x 120 cm) signée Rida Abdallah a été choisie par le quotidien français L’Humanité pour illustrer la une de son édition du 28 octobre. Un article y donnait voix ce jour-là au « cri des artistes libanais » qui, depuis Beyrouth, appellent à l’arrêt des bombardements israéliens sur le Liban. Il s’agit en l’occurrence de la dramaturge Hala Moughanie, l’écrivain Charif Majdalani, la musicienne Mayssa Jallad et la comédienne Hanane Hajj Ali.
« Le chorégraphe Ali Chahrour qui connaît mon travail a été mon lien avec le quotidien », indique à L’Orient-Le Jour le peintre franco-libanais contacté par téléphone. Son ressenti ? « J’étais content pour ma mère (la romancière Hoda Barakat, NDLR). Elle était tellement fière qu’elle l’a aussitôt encadrée et accrochée chez elle », répond-il, mi-figue, mi-raisin.
Si ce tableau, issu d’une série intitulée « Pays » que Rida Abdallah a réalisée au cours de ces deux dernières années, évoque fortement les scènes apocalyptiques relayées par les médias en provenance de son Liban natal, l’artiste précise qu’il n’a pas dépeint un lieu ou un territoire en particulier, mais « le désarroi d’un monde dont les structures s’écroulent, se délitent, se défont sans espoir d’une intervention salvatrice ni la moindre possibilité d’en imaginer le devenir ».
Ses « Poussières » à la Villa Empain
Une vision sombrement lucide d’une réalité destructrice que l’on retrouve aussi dans son nouvel ensemble de dessins réunis sous le titre de Poussières. Une suite de paysages semi-abstraits évocateurs de villes brûlées, de bâtisses écroulées, de perspectives embrouillées, que Rida Abdallah a exécutés dans le cadre de la résidence de deux mois qu’il vient d’achever à la Villa Empain-Fondation Boghossian à Bruxelles. Et au cours de laquelle il a expérimenté, dit-il, une nouvelle technique de dessins à la poudre de fusain noir sur papier. « Un médium d’une fragilité absolue qui s’accordait avec le sujet que je souhaitais traiter. À savoir la vulnérabilité d’un monde en plein effondrement », explique le plasticien qui – après une petite présentation de deux jours au public de la Villa Empain – prépare actuellement l’exposition de ses Poussières au Viaduc des arts, quartier de la Bastille, à Paris.
Difficile de cerner ce peintre et graveur franco-libanais qui s’amuse à jouer le détachement et la désinvolture tout en insistant sur le sérieux de son travail. Un artiste qui, après vous avoir cité Brel : « On a tous mal aux dents de la même manière », enchaîne par : « Tout ce que je désire, c’est que les gens perçoivent en contemplant mes œuvres toute la sueur que j’y ai mis. En particulier dans mes Poussières dont la réalisation a été extrêmement laborieuse. »
Ce jeune quadragénaire désenchanté, qui vous confie d’une voix « punchy » débordante d’énergie, avec des mots précipités qui contrastent avec son univers pictural douloureusement silencieux, son aspiration à exprimer dans ses œuvres « l’outrance du monde actuel, cet immense vide qu’on a tous au fond de nous et qui désagrège notre condition humaine commune ».
« Une maudite saison qui revient »
Enfant de la guerre libanaise, débarqué avec sa famille en France vers l’âge de 10-11 ans, Rida Abdallah a grandi à Paris avec sa sœur la romancière francophone Dima Abdallah, « entre un père poète, Mohammad Abdallah, originaire de Khiam (l’un des villages du Liban-Sud aujourd’hui quasiment rasés par l’armée israélienne), et une mère écrivaine et romancière, Hoda Barakat, issue elle de Bécharré, un village du Liban-Nord. Ce qui m’a donné une certaine souplesse », glisse-t-il ironiquement.
Un mélange de cultures qui le rend à la fois extrêmement sensible « à la complexité d’une réalité qui nous meurtrit de toutes parts » et rétif « à toute sorte de folklore et de pittoresque pictural » qui peut enrober son œuvre. Rida Abdallah rechigne ainsi à rattacher à la seule guerre de Gaza une série de dessins, « réalisés dans l’abstraction et la précipitation d’un tracé donnant une impression d’éclats », quand bien même ils en seraient largement inspirés. Tout comme il commente la guerre au Liban d’un laconique « c’est comme une maudite saison qui revient ».
« Beau et terrible »
Pour autant, cet artiste montre une véritable propension à lier dans son travail « le drame à la beauté ». Un attrait qui lui vient sans doute de sa vénération pour l’art du Caravage.
« Ce peintre italien du XVIe siècle, dont j’ai repris à ma manière quatre tableaux majeurs, buvait, tuait et traînait dans les bas-fonds. Et pourtant, il avait une manière exceptionnelle d’exprimer la sacralité dans ses peintures. Avec ce quelque chose de terrible que l’on sent toujours contenu sous la grande paix que dégagent ses tableaux », assure ce peintre contemporain, issu de l’École supérieure des beaux-arts de Paris, qui a eu lui aussi, avoue-t-il, sa « période de turbulences, avant de la canaliser par l’art ». Et dans les peintures duquel on décèle également « cette tension retenue » – cette gravité mystérieuse aussi dans ses portraits, alliant à la fois la puissance expressive des maîtres anciens et le tracé d’une contemporanéité épurée flirtant avec l’abstraction – qui font souvent s’exclamer les contemplateurs : « C’est beau et terrible ! »
Des oeuvres à voir sur www.ridaabdallah.com ou sur son instagram: rida_abdallah_art_officiel_