Il y avait une grand-mère, assise au bord de sa fenêtre attendant le retour de son fils. Elle a entendu des massacres, son corps a connu plus de foyers qu’il n’aurait dû. Pourtant, elle s’assoit patiemment, le cœur lourd mais plein d’espoir. Son nom était Beyrouth, et elle portait en elle la résilience d’un peuple inébranlable. Les années passent et Beyrouth renaît en tant que jeune homme passionné par la vie. Il traverse les rues, naviguant entre chaos et calme avec une aisance troublante, toujours pressé, mais jamais en retard. Il se plaint souvent du trafic et des frustrations sans fin qui viennent avec la vie ici, mais il n’y changerait rien. C’est un mélange d’ancien et de nouveau, une âme qui s’accroche au passé, le portant comme un signe d’honneur. Ici, la « normalité » semble être un concept étranger.
J’ai dix-neuf ans et j’ai été témoin de la révolution ratée de 2019, la crise économique, la vie sous un gouvernement corrompu et l’explosion la plus puissante non nucléaire de l’histoire au port en 2020. Et aujourd’hui, je vis une guerre. Vous n’avez pas besoin d’être affilié à un parti politique pour voir ce qui se passe. Je ne me suis jamais intéressée à la politique. Mais si vous preniez le temps de faire une recherche pour observer la chronologie des événements, vous comprendriez que tant qu’il y aura occupation, il y aura une résistance.
Ce n’est pas un texte politique, je n’écris pas cela pour engager un débat car il n’y a pas de débat à avoir. J’écris pour vous montrer mon petit pays qui fait 10 452 kilomètres carrés dont nous ne céderons pas un centimètre. Nous ne renoncerons pas à notre patrie. Vous nous regardez et voyez le chaos total, car le monde tente de réduire le Liban à un nœud politique, comme si notre diversité est une source de tension qui nous détruit de l’intérieur. Ils veulent que nous répétions les erreurs de nos parents. Mais il va sans dire que notre résilience ne s’effondrera pas. Et comme l’a si bien dit Gebran Khalil Gebran : « Vous avez votre Liban et moi j’ai le mien. »
Mon premier message est pour le monde : en cherchant à nous effacer, ils enlèvent notre histoire, qui est la vôtre aussi. Tyr, fondée par les Phéniciens, a vu passer des empires millénaires et a découvert la couleur pourpre. Byblos a assisté à la diffusion de l’alphabet moderne. Cana, au sud, est connu dans la Bible comme étant le lieu où Jésus a accompli son premier miracle. Baalbeck, site inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, préserve des temples romains dédiés à Jupiter et Vénus. Le paganisme, le christianisme et l’islam laissent leurs traces dans nos ruines, un héritage de l’humanité. S’ils n’ont pas tous été bombardés avant, ils le sont maintenant.
Mon second message s’adresse aux Libanais. Surtout à ceux qui ont oublié c’est quoi être libanais. Mon Liban, c’est l’odeur des plats cuisinés par ma grand-mère, ce sont les disputes incessantes avec mes parents pour ne pas aller au Jnoub, quand on pouvait encore s’y rendre. C’est écouter Feyrouz chaque matin parce que c’est ce que mon père fait et ce que le sien faisait avant lui. C’est voir les chrétiens jeûner aux côtés de leurs amis musulmans durant le ramadan. Ce sont les jeux de cartes interminables dans un café de Beyrouth avec l’odeur insupportable de la chicha et les rires de mes amis tricheurs qui remplissent la pièce. C’est se transformer en superhéros pour rentrer chez soi avant que l’électricité ne soit coupée. Ce sont les journées passées à la plage et les nuits dans les montagnes. C’est le bruit des vagues à Batroun, c’est le goût du zaatar, du fattoush, du hommos, des mashéwé brûlés. Ce sont les gens qui ont partagé leurs dernières gouttes d’eau en s’échappant, le peuple qui a ouvert ses portes aux déplacés et les pilotes qui risquent leur vie en volant entre fumée et bombes.
Je veux que vous compreniez pourquoi il y a une profonde colère qui monte en moi quand j’entends les gens dire « À quoi
t’attendais-tu ? C’est le Moyen-Orient ». Une rage silencieuse contre ceux qui clament aimer notre pays mais ferment les yeux lorsque la tragédie devient palpable. Quelle importance a la question « c’était près de chez vous ? », car au fond, aucun Libanais n’est épargné. C’est notre lieu de confort. Quitter ce pays, ce n’est jamais le quitter vraiment, c’est le pleurer toute sa vie. Y rester, c’est tout faire pour le quitter. Moi-même j’ai toujours voulu partir, trouver ailleurs ce que mon pays ne peut plus offrir. Mais en même temps, je n’aurais pas forgé les amitiés et les souvenirs qui me lient à cette terre, comme les cèdres s’accrochant obstinément au sol, et si j’étais partie, je serais revenue en un clin d’œil si je pensais que ma famille était en danger. Je ne peux pas fuir mon identité, je veux rester pour ceux qui n’ont pas le choix de partir. Mon pays est méconnaissable, il est fait de deuils et de décombres. C’est mon pays mais ça ne l’est pas, ni ceux qui sont partis ni ceux qui sont restés ne le reconnaissent. Dormir en se demandant si l’on se réveillera, craignant que son existence s’efface en un instant, est une terreur incommensurable. Pourtant, comme toute guerre, les frappes s’arrêteront, les immeubles seront reconstruits, les dirigeants se serreront la main, et je pourrai bien dormir à nouveau. Mais les maisons et les photos ne reviendront pas, le martyr ne retrouvera pas sa mère et l’enfance volée à la petite fille sera oubliée. Les familles continueront à se remémorer l’histoire qui ne fait que se répéter, et la pensée de ce qui aurait pu être si quelqu’un était intervenu plus tôt.
Être libanais, c’est tout ressentir, au plus profond de son âme, comme si c’était la dernière fois. C’est savoir que gagner cette guerre ne veut pas dire que nous n’en sortirons pas perdants. C’est regarder notre pays s’effondrer en direct à la télé avec les vrais bruits en fond, espérant que c’est la dernière fois. C’est prier de toutes nos forces pour qu’il se relève encore, pour la dernière fois.
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Un petit grand pays
17 h 55, le 04 novembre 2024