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Lifestyle - Photo-roman

Regarder de loin le Liban brûler…

Deux exils, deux guerres, deux générations, et l’histoire du Liban qui se répète, inlassablement, cinquante ans plus tard.

Regarder de loin le Liban brûler…

Photo tirée du compte Instagram @oldbeiruthlebanon – Raymond Depardon

« Était-ce fin 1975 ou début 1976 ? » Il hésite un peu à chaque fois qu’il me raconte cette même histoire. « Tout ce que je sais, c’est que c’était pendant l’un des épisodes de la guerre des hôtels », me dit-il, avec un air perplexe et comme encombré par le poids de ses souvenirs en pagaille. « Donc ça doit être décembre 1975 ou mars 1976. On a tellement vu et vécu de choses, tu sais, que parfois j’ai l’impression d’avoir tout oublié. » À ce moment-là, dont il ne connaît plus la date exacte, mon grand-père est à Paris pour voir ses filles qu’il vient d’installer en France, fuyant la guerre civile qui étrangle Beyrouth depuis quelques mois déjà. Toutes les semaines, avec ma grand-mère, ils leur promettent : « On rentrera bientôt. On rentrera dans deux semaines, à la fin du mois, quand ça va se calmer. » L’exil, par intermittence, avait au final duré près de quinze ans. Pour aller les voir, durant ce séjour en question, mon grand-père avait dû passer quelques coups de fil à des amis introduits en politique. Un chauffeur l’avait déposé d’un côté de la brûlante ligne de démarcation, au niveau du Musée national, où il avait peut-être croisé des francs-tireurs et, en vrai, la mort. Puis un autre avait pris le relais pour l’emmener, entre les mines et les tirs, à l’aéroport, où une poignée d’avions seulement continuaient de décoller dans le noir. C’était il y a cinquante ans. C’est aujourd’hui.

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Cinquante ans plus tard

Même s’il ne se souvient plus de la date exacte de cette histoire, mon grand-père n’en a pas oublié le moindre détail. Il se souvient du café à Paris où il s’était installé ce matin-là, avec comme tous les autres matins loin du Liban cette même forme d’angoisse qui nous empêche d’être pleinement dans la vie. Il se souvient du froid, du gris qui enveloppaient ce petit matin parisien. Il se souvient de la table à laquelle il s’était assis et de ce qu’il avait commandé à boire et manger. Il se souvient surtout, tout d’un coup, d’avoir vu dans les mains d’un homme assis sur la table d’à côté la une froissée d’un quotidien français avec en titre : « Beyrouth brûle ». Il n’oubliera jamais, jetée au milieu d’un Paris beau et plat à crever, cette une, cette manchette, et surtout en dessous du titre, en grosses lettres, l’image de la boutique de passementeries de ma grand-mère à Clemenceau, son rêve et son troisième bébé, toute en feu. Partie en fumée. Il n’oubliera jamais cette ligne de feu et de glace qui lui avait couru le long du dos. Il n’oubliera jamais ce moment.

Comme un fou, il s’était jeté sur la première cabine téléphonique et il avait tenté de joindre Beyrouth. Une fois, puis deux, sans succès. Puis soudain une voix venue de l’autre côté du monde, de sa face maudite et glissante, avait décroché et lui avait peut-être dit avec ces r qui roulent et cette musicalité intacte, malgré tout : « Ne t’inquiète pas chéri, on tient le coup. C’est dur, mais on tient le coup. Prends soin de toi. » Cette histoire m’est revenue de loin, mercredi matin, alors que je passais à côté d’un kiosque en dessous de chez moi à Paris, et que partout les journaux alignés racontaient mon Liban qui brûle, encore, toujours, cinquante ans plus tard. « Liban, faites que la guerre s’arrête ! » titrait Libération ce jour-là. Et même si cela faisait plusieurs jours que je suivais sur mon écran les nouvelles du Liban à la seconde près, et que j’entourais de mes bras, en pensée, le Sud et la Békaa, et Beyrouth, village par village, quartier par quartier, cette évidence que j’avais longtemps repoussée devenait une réalité. Et cinquante ans plus tard, j’étais devenu mon grand-père, en train de regarder de loin le Liban brûler. Cinquante ans plus tard, la même chose, le même schéma, la même histoire qui se répète jusqu’à la nausée. Arraché de chez moi à contrecœur, avec cette angoisse qui m’empêche d’être dans la vie, et cette culpabilité d’être loin.

S’en vouloir de ne pas être là

Cinquante ans plus tard, et alors que ma mère, en rentrant au Liban durant un moment d’accalmie, à l’instar de tous les enfants de la guerre, s’était juré que ses enfants ne revivraient jamais la même chose qu’elle, me voilà à reproduire son même chemin de vie. À parcourir au millimètre près la même panoplie des sentiments qu’elle avait connus pendant son exil forcé. Cinquante ans plus tard, me réveiller chaque matin en ayant peur d’aller regarder l’écran de mon téléphone. Cinquante ans plus tard, comme mon grand-père et ma mère à leur époque, suivre cette guerre à la seconde près, en connaître chacun des rebondissements, chacun des espoirs puis chacune des déceptions, en savoir tout de tout, mais en même temps ne rien comprendre. Cinquante ans plus tard, à compter les morts et ne plus trouver les mots. Cinquante ans plus tard, à me demander quand et surtout si je pourrai encore rentrer à la maison. Et à quoi la maison ressemblera la prochaine fois que j’y retournerai.

Cinquante ans plus tard, à devoir choisir entre sauver ma peau ou être proche de mes racines. Cinquante ans plus tard, porter mon drapeau et mon cœur en mille morceaux à des manifestations place du Trocadéro dont tout le monde se fiche, en croyant que ça servira à quelque chose. Cinquante ans plus tard, à chaque attaque, à chaque bombe qui tombe, me jeter sur mon téléphone, appeler la maison et entendre une voix de loin me mentir en me promettant que « ça va, on tient le coup ». Cinquante ans plus tard, chialer comme un idiot à chaque fois que j’écoute un morceau qui me rappelle Beyrouth. Cinquante ans plus tard, à avoir le cœur gros à chaque fois que j’entends de loin, dans mon dos, un accent libanais dans la rue. Cinquante ans plus tard, ne plus dormir, à manger et parler et boire et penser Liban. Cinquante ans plus tard, à trouver la normalité qui m’entoure absurde et parfois révoltante.

Cinquante ans plus tard, comme mon grand-père et ma mère, à ne rêver que d’une seule chose, pouvoir rentrer. Cinquante ans plus tard, à regarder de loin ce petit bout de terre de rien du tout, mais qui est tout pour moi, brûler au milieu de la « normalité » d’un monde qui continue, comme si de rien n’était, absurde et presque révoltant…

« Était-ce fin 1975 ou début 1976 ? » Il hésite un peu à chaque fois qu’il me raconte cette même histoire. « Tout ce que je sais, c’est que c’était pendant l’un des épisodes de la guerre des hôtels », me dit-il, avec un air perplexe et comme encombré par le poids de ses souvenirs en pagaille. « Donc ça doit être décembre 1975 ou mars 1976. On a tellement vu et vécu de choses, tu sais, que parfois j’ai l’impression d’avoir tout oublié. » À ce moment-là, dont il ne connaît plus la date exacte, mon grand-père est à Paris pour voir ses filles qu’il vient d’installer en France, fuyant la guerre civile qui étrangle Beyrouth depuis quelques mois déjà. Toutes les semaines, avec ma grand-mère, ils leur promettent : « On rentrera bientôt. On rentrera dans deux...
commentaires (1)

"...avec cette angoisse qui m’empêche d’être dans la vie, et cette culpabilité d’être loin." On ne peut pas mieux l'exprimer : merci pour tous les Libanais qui sont "prisonniers dehors" !

Politiquement incorrect(e)

19 h 47, le 28 septembre 2024

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Commentaires (1)

  • "...avec cette angoisse qui m’empêche d’être dans la vie, et cette culpabilité d’être loin." On ne peut pas mieux l'exprimer : merci pour tous les Libanais qui sont "prisonniers dehors" !

    Politiquement incorrect(e)

    19 h 47, le 28 septembre 2024

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