Au-delà de l’élimination physique de Bachir Gemayel, il y a 42 ans, c’est surtout son projet politique qui a été décapité. Si, pour ses adversaires, c’est l’« allié ou agent d’Israël » qui a été éliminé, c’est finalement le président élu de la République libanaise qui le fut, et non plus le chef d’une milice selon les uns ou le chef de la « résistance libanaise » selon les autres. Nuance fondamentale !
Dès son élection, Bachir Gemayel avait immédiatement pris une série de décisions s’inscrivant dans une nouvelle vision politique. En seulement 22 jours, sa présidence a laissé de nombreuses empreintes.
D’abord, le cap pris sur l’unité du pays avec sa fameuse devise des 10 452 km2. Une rupture, au moins officielle, avec les tendances de ce qui fut son cercle étroit de réflexion stratégique.
Ensuite, sa décision de remise du contrôle des régions est à l’armée libanaise et de démantèlement des Forces libanaises (FL), organisation si chère à son cœur. « Une victoire non pas d’un parti, mais une victoire pour tous les Libanais » : ces mots, qui rappellent curieusement d’autres similaires prononcés lors d’un célèbre discours après la libération du Liban-Sud en l’an 2000, font partie d’une déclaration publique faite le 25 août 1982 à l’issue d’une rencontre avec le président Camille Chamoun et tracent les grandes lignes de son mandat. Aussi, il y appelle Dany Chamoun, « l’ami et le camarade, à rentrer au pays » pour se joindre à ce nouveau départ !
Déjà, en ce début de l’été 1982, des éléments des FL ont investi le siège du Parti socialiste progressiste (PSP) à Aley en chassant les partisans qui s’y trouvaient. Le président élu ordonna à ses hommes de le remettre illico au PSP. À la même période, une rixe armée a opposé des éléments des deux milices dans le village de Qobbeih, durant laquelle Manuel Gemayel – un membre des FL et parent proche de Bachir – est tombé. Malgré son caractère fougueux et fier, il ordonna à ses partisans de se retirer des lieux, d’arrêter ces patrouilles et de clore ces incidents, mesurant le danger au niveau national.
Son non-engagement dans un traité de paix avec Israël, sans s’assurer au préalable le consentement du monde arabe en général et des autres composantes politiques et religieuses libanaises en particulier, reste sa prise de position la plus frappante. Elle lui aurait valu la fameuse crise de nerfs piquée par Menahem Begin, Premier ministre israélien à l’époque, lors de leur rencontre historique qui aurait eu lieu le 1er septembre 1982 à Nahariya et à l’issue de laquelle, selon Karim Pakradouni, le président élu aurait soufflé à l’oreille de ce dernier : « Peut-être ton temps est venu. » Il faisait allusion aux bonnes relations de Pakradouni avec Damas et à ses excellentes qualités de médiateur.
Un certain vent nouveau animait Bachir Gemayel, prenant encore plus d’importance avec les larges prérogatives du président de la République avant l’accord de Taëf et qui lui auraient permis, théoriquement, de réaliser les plus invraisemblables de ses ambitions.
Trop vite, trop loin ?
Ses adversaires, comme ses hommes et l’opinion publique, ont-ils assimilé à sa juste mesure l’évolution de la pensée géopolitique du « Bach », comme ses aficionados aimaient l’appeler ? La suite des évènements et surtout l’absurdité de la tragédie de la Montagne en septembre 1983, même pas un an après sa disparition et dans laquelle les FL se sont amplement enlisées, semblent suggérer le contraire.
Le « game changer » qu’il était en temps de guerre ne pouvait que l’être aussi en temps de paix. Mais il semble qu’en allant un peu trop vite et un peu trop loin, Bachir Gemayel a pris tout ce monde de vitesse : ses adversaires, ses hommes et son public, les puissances régionales et internationales. Adulé, ovationné par sa foule, détesté et maudit par l’autre foule, il aurait vécu les fameux derniers 22 jours de sa vie dans la solitude de l’homme d’État !
Le Liban des 10 452 km2 est une entité qui a vu le jour le 1er septembre 1920. À travers son siècle d’existence, ses citoyens n’ont pas chômé : culinairement, artistiquement, musicalement, historiquement, socialement, même religieusement. Fruit d’un brassage démographique et culturel, l’identité d’un « libanisme » tout particulier a émergé. Avec ses spécificités culturelles (taboulé, kebbé nayé, kess arak…) ; ses symboles (comme le sacrifice du légendaire Salem rendu éternel par Feyrouz) et sa vocation unique au monde de « pays message de liberté et de pluralisme pour l’Orient et l’Occident » (Jean-Paul II).
Or, pour les uns, cette entité reste un monstre non viable. Une sorte de pays-Frankenstein, aux membres non homogènes rassemblés d’ici et de là et greffés en une sorte d’assemblage qui lui a donné un corps ; mais pas une âme.
Pour d’autres, c’est un brouillon de pays qui nous a été offert et que nous avons magistralement raté la chance de finaliser.
D’autres, aussi, trouvent du réconfort auprès de la fameuse formule « Deux négations ne font pas une nation » du non moins fameux Georges Naccache pour justifier leur fatigue, leur désespoir et leur abattement.
Les idées ne meurent pas
Peut-être qu’ils ont tous raison ; mais malgré ces ratés et ces négations, et plus loin que sa dimension physique et juridique, c’est surtout l’idée de ce Liban, tel qu’on le connaît, qui a vu le jour ce 1er septembre… Et les idées ne meurent pas.
Pourtant, aujourd’hui, le slogan des 10 452 km2 est en train de vaciller. Le décalage entre la vision du président Bachir Gemayel et la société à laquelle il appartenait n’a jamais été aussi flagrant. Après 50 ans de guerres, de déception, de souffrance… beaucoup se sont résignés à croire fermement en une quelconque séparation ou carrément division du Liban menant à sa disparition en tant qu’entité. Si, il y a 42 ans, ses adversaires ont tué le « Bachir des 10 452 km2 », une bonne partie de son propre camp serait-elle aujourd’hui en train d’enterrer, en connaissance de cause, sa vision ?
Quoi qu’il en soit, il faudrait peut-être rajouter une couleur de plus aux multiples cartes géographiques très colorées qui partitionnent le Liban en zones et lignes de séparation (très tendance ces temps-ci sur les réseaux sociaux). N’importe laquelle, et avec comme légende la mention : « Zone à majorité de Libanais », destination un jour peut être de ceux qui ont décidé de vivre en tant que tels. Là, la vision du président élu Bachir Gemayel, de Salem, de Otr el-Leyl et de son père le soldat Abbas (personnages légendaires de la pièce Ayyam Fakhreddine – 1966 – des frères Rahbani) et plus largement le « pays-message » auraient encore un avenir !
Journaliste, économiste et éditeur.
BG était certes la figure de proue de la résistance Chretienne , il fut également celui qui prit les décisions qui ont mené les Chrétiens à leur ruine: - Son refus catégorique de partition à une époque où celà était encore réalisable et où cette option lui était suggéré par les émissaires américains. - Son refus de conclure un accord avec les Israeliens (seul allié de poids qu’il avait) et ce apres s’etre servi d’eux pour acceder à la présidence. - Sa volonté de livrer les régions libres à l’armée libanaise (qui est pourtant réputée etre bancale) ce qui engendra nombre de conflits armée /FL
12 h 13, le 15 septembre 2024