Malgré l’esquisse d’un sourire qui se veut accueillant et une tentative louable de transmettre au visiteur un message d’amitié chaleureux, l’homme est indubitablement sur ses gardes. Toujours, il vous semble.
En témoignent le front large, soucieux, traversé de rides de réflexion, les yeux cernés, comme inquiets, les sourcils fournis souvent froncés et une moue perpétuelle de la bouche qu’on hésite à qualifier de désabusement ou de désenchantement. Ces traits forment, à première vue, un visage de tribun aux traits réguliers qui ne révèle qu’à un examen plus approfondi un teint mat d’Oriental et des reliefs rudes de montagnard ayant traversé tous les désastres du Liban et du malheur arabe et qui sait qu’ils n’auront pas de fin…
Ce n’est pas là le moindre paradoxe du personnage dans lequel se superposent des strates contrastées de vie, de parcours, d’expériences, d’influences et d’épreuves, ni entremêlées, ni confuses, mais chronologiques, distinctes et différenciées. Il les assume toutes, les revendique. Et puis, pourquoi pas ? Avec la détermination et le volontarisme qu’on lui connaît, n’hésite pas à en être fier et à en tirer une certaine légitimité, voire ses lettres de noblesse.
C’est que né dans un Kesrouan très maronite dans une modeste famille grecque-catholique d’agriculteurs, minoritaire parmi les minoritaires, élève des écoles publiques, l’homme ne doit rien à son ascendance ou à sa parentèle. Sauf, sans doute, l’amour et la confiance d’une mère dont il était, en petit dernier de la fratrie, le préféré. Croyant dur comme fer en ses capacités, c’est elle qui lui inculquera l’amour du travail bien fait et l’exigence de l’excellence et d’une perfectibilité à l’infini.
Aux dires de certains membres des équipes de travail qu’il formera plus tard, c’est cette même exigence d’excellence qualifiée de « crevante », voire de « tyrannique », qu’il leur imposera. Ses collaborateurs reconnaîtront cependant, après coup, tout ce qu’ils auront appris d’un homme d’abord exigeant avec lui-même. Au final, cela fera de celui qui n’était pas né « fils de », « père de »...
Pour l’heure, arraché à son village de montagne, le petit Ghassan, interne chez les Pères Blancs à Rayak, expérimente une première forme d’exil spatial et affectif. Il en connaîtra beaucoup d’autres… Est-ce de cette épreuve qu’il tirera une forme de bouclier de protection anti-affectif qui lui fera dire froidement, plus tard, que « toute émotion est un danger pour l’analyse » ?
Comme il est de coutume dans les familles libanaises de la montagne dont l’éducation des enfants est une priorité, ses parents se sacrifient et travaillent d’arrache-pied, n’hésitant pas à vendre leurs terres pour assurer à leurs enfants un enseignement de qualité. Et Ghassan ira loin : de l’Université Saint-Joseph, il continuera ses études en France où il étudiera le droit international public, avant un doctorat en sciences humaines et un autre en sciences politiques obtenus tous deux à Paris.
Le jeune étudiant, comme beaucoup de ceux de sa génération, sensible à l’air du temps, à la mouvance de mai 68 et au drame de la Palestine, flirtera avec la gauche arabo-palestinienne. Il militera dans le cadre du Mouvement Social du Père Grégoire Haddad – dans lequel il rencontrera d’ailleurs son épouse Mary Boghossian, issue d’une grande famille de bijoutiers arméniens d’Alep – et se rapprochera même, brièvement, des nationalistes arabes ainsi que du Fateh.
Mais les idéologies, malgré leurs charmes vénéneux, ne pouvaient longtemps capturer l’intérêt d’un homme foncièrement pragmatique, configurant en toute lucidité, bien avant d’autres de ses camarades, la réalité politique du monde arabe. Cela sans compter son célèbre « good judgment » et ses ambitions de carrière légitimes, universellement connues et reconnues.
Cette carrière, il la mènera en battant, à l’américaine. Tissant un vaste réseau de relations politiques tant dans le monde arabe qu’en Europe et aux États-Unis, cet « influenceur » avant l’heure et spécialiste des rapports de force, ayant ses entrées auprès des grands de ce monde, sera conseiller du Prince, puis prince lui-même, artisan, dans la sphère de Lakhdar Ibrahimi, de l’accord de Taëf et négociateur de haut vol. En tant que ministre de la Culture, il organisera et prendra la direction en 2001 du « IXe Sommet de la Francophonie » à Beyrouth, et en 2002 celle du « Sommet de la Ligue arabe ». Conseiller spécial du secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, il sera aussi nommé en 2017, par le Conseil de sécurité des Nations-Unies, envoyé spécial à la tête de la mission en Libye.
Cette carrière politique internationale se fera parfois au péril de sa vie. C’est ainsi qu’en 2003, envoyé spécial de l’ONU en Irak et conseiller de la délégation, il manque de mourir dans une explosion visant le siège des Nations-Unies à Bagdad dans laquelle périront 22 personnes. Même si – contrairement aux héros malgré eux des catastrophes collectives – il ne s’étend nullement sur l’événement ni ne se complaît à en évoquer les péripéties, on ne peut manquer d’observer, même furtivement, ses stigmates sur lui. Comme un voile de tristesse, voire de désespérance, familier à ceux ayant côtoyé la mort de près, qui embrume, par moments, son visage et que son sourire, qui se veut courtois, n’arrive pas à masquer…
Malgré les hautes responsabilités politiques internationales qu’il a assumées, l’homme de pouvoir n’a jamais abandonné ce qu’il appelle joliment « sa femme légitime », l’enseignement, même s’il lui a fait des infidélités avec sa dite « maîtresse », la diplomatie et la résolution des conflits politiques ! C’est qu’à la manière d’un Kissinger, Salamé à la fois pratique, pense et écrit la politique, chacune de ces activités de réflexion et d’action nourrissant et enrichissant l’autre. De ce fait, l’académique, avec lui, n’est jamais coupé de la « realpolitik ». Cela explique l’admiration que ses étudiants, qui remplissent à craquer lors de ses cours les amphithéâtres de Sciences Po, vouent à ce professeur hors-pair, conférencier éclairant et pédagogue dans l’âme, d’ailleurs fondateur de l’École des affaires internationales de l’Institut d’études politiques de Paris.
Ce succès académique reconnu n’est pas seulement dû à des talents d’orateur, à des effets de manche ou à un brio de surface. Le grand bûcheur qu’il a toujours été prépare minutieusement ses dossiers, prévoit les questions qui pourraient lui être posées et remet constamment à jour ses informations, craignant plus que tout, comme il le dit, « d’être surpris par l’avenir ». Toujours ce souci de « maîtrise ». Maîtrise de soi, du monde, du présent et du futur.
Cette maîtrise, ce talent de décortiquer, d’expliquer, d’analyser afin de qualifier et d’éclairer une situation, un pays, un conflit ou une guerre, Salamé la possède au plus haut niveau. C’est pourquoi c’est à lui que s’adressent, en priorité, les médias français et arabes lors des grandes crises internationales. Alliant une longue pratique des relations internationales à une culture politique académique approfondie et à une indéniable hauteur de vue, l’homme est aussi un grand communicateur. Celui capable d’expliquer au grand public, en quelques minutes, en termes compréhensibles mais non vulgarisés, les causes et les effets des crises politiques les plus aiguës et les plus complexes.
Loin des exigences d’instantanéité et de réaction à chaud des médias, c’est dans ses tribunes et ses ouvrages, souvent volumineux, que se développent le mieux sa pensée politique et sa conception des rapports de force internationaux. Il faut dire que ses titres sont particulièrement évocateurs : Un petro-dinar belligène sur la guerre du Golfe, Démocraties sans démocrates sur le monde arabe, ou encore en 2024, La Tentation de Mars, dieu de la guerre, à un moment où l’on pensait que la fin des idéologies et le « doux commerce » verraient le triomphe de Vénus, déesse de l’amour.
Plus généralement, le système de pensée de Salamé rejette les déterminismes, qu’ils soient de naissance ou d’appartenance. C’est ainsi qu’en dépit de son admiration pour Ibn Khaldoun, il n’accorde aux enseignements de la sociologie qu’une place limitée. Et qu’il ne retient de Freud que le moins freudien de ses ouvrages, Malaise dans la civilisation dans lequel le maître abandonnant, pour une fois, l’être et son inconscient, se penche sur le groupe social chargé de brimer les pulsions de l’individu au profit de la communauté et du bien-vivre ensemble. Une idée qui ne pouvait que plaire à ce pessimiste actif comme il se définit, lui-même l’exemple le plus accompli de la victoire de la volonté sur les instincts et du « construit » sur le « donné » !
Il faut dire que Ghassan Salamé, « c’est du solide » comme le reconnaissent tant ses amis de longue date que ses détracteurs affichés ou clandestins. Le personnage, proche du pouvoir mais authentique intellectuel, ne laisse pas indifférent. On lui reproche une certaine arrogance – que lui requalifie du terme arabe intraduisible de « ‘ezzat nafes » ou amour-propre – une spontanéité défaillante, une attitude professorale hautaine, voire même, pour certains, méprisante et des opinions tranchées ex cathedra.
Et pourtant, pourtant… On ne sait que trop peu que c’est un amoureux de la poésie arabe qui peut réciter à l’infini les vers de Badr Shakir al-Sayyab, que son amour secret est le théâtre sur lequel porte d’ailleurs sa première thèse et que c’est un grand-papa gâteau si tendre qu’il ne se résout pas à quitter Paris afin de rester proche de ses petits-enfants…
Sait-on aussi que sa maison de Kfardebiane n’est nullement une demeure de ministre et qu’elle est pratiquement restée aussi simple que du temps de ses parents ? Est-ce là, dans la fraîcheur des murs de l’enfance et les pentes escarpées de la pauvre montagne que le grand Salamé retrouve le petit Ghassan ?
Est-ce tout cela, ces traits tourmentés, secrets, que l’on peut lire sur ce masque tragique, celui d’un homme qui n’a pas d’illusion sur la nature humaine mais qui continue à faire semblant ?
Un homme qui incarne mieux que personne l’aphorisme de Sartre, « faire, et en faisant, se faire et n’être rien que ce qu’on fait »…
Ghassan Salamé, une des très rares personnes qui vous rend le peu de fierté(qui vous reste) d'être libanais! Chaque fois que je le lis j'ai envie de dire Merci Monsieur!
11 h 42, le 11 septembre 2024