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L’effrontée de Chiraz

L’effrontée de Chiraz

D.R.

Après L’Alphabet du silence, Delphine Minoui réitère, et avec succès, l’aventure du roman, cette fois avec Badjens… Promesse d’un avenir plus lumineux dans un Iran obscurantiste laissant la part belle au patriarcat dominant, où naître fille est déjà une malédiction. Là où « tout se négocie, même la religion », l’avortement bien trop coûteux a au final épargné la vie de l’héroïne, mais pour combien de temps ? Son arrivée au monde « c’était mourir, mourir dans le regard des hommes » de la famille, et son destin semblait déjà scellé.

Officiellement déclarée auprès de l’administration et aux yeux de tous sous le nom de Zahra, sa mère en a fait un symbole de résistance en lui attribuant « discrètement » le prénom de Badjens (comme le rappelle l’auteure « Bad-Jens : mot à mot, mauvais genre » et dans le langage courant ce nom revêt un sens qui, au fil des ans, colle de plus en plus à la peau de son personnage, « espiègle » et « effrontée ») : une victoire symbolique, mais une victoire malgré tout pour celle qui lui a donné la vie et sera la « complice silencieuse » de son émancipation !

À travers l’histoire de cette adolescente à priori ordinaire, c’est non seulement la Révolte Mahsa Amini qui est dépeinte, mais aussi et surtout le portrait de toute une génération qui n’a plus peur de défier un régime oppressif, une jeunesse irrévérencieuse face à une société qui n’en finit pas d’écraser les femmes.

Au-delà de bafouer les droits les plus fondamentaux au nom d’une morale à géométrie variable et de petits arrangements avec les convenances dictées par une religion dévoyée, c’est tout un système qui a, depuis 1979, soigneusement tout mis en œuvre pour asservir les femmes et les punir d’Être, tout simplement ! Les droits de l’homme foulés au pied ont cédé la place aux droits des hommes sur les femmes.

L’histoire ne se déroule pas au fin fond d’une obscure province conservatrice de l’Iran, mais à Chiraz, la bien-nommée « Athènes de l’Iran », ville du grand poète-philosophe Hafez qui porta aux sommets la poésie persane. Tout un pays se trouve alors pris au piège, gangréné par l’hypocrisie d’un régime phallocentré.

Un monde dirigé par des hommes qui ont droit de vie et de mort, qui ont leur mot à dire sur ce qu’une femme peut ou ne peut pas faire, porter, dire ou ne pas dire… au nom d’une « éthique comportementale » de la bienséance. Une société où s’embrasser, danser, respirer, c’est risquer d’être réduite au silence.

Avec son deuxième roman, Delphine Minoui dévoile l’intimité de son personnage, une adolescente parmi d’autres, broyée par tout un système qui ne lui pardonne pas d’être ce qu’elle est, et cela commence déjà au sein de la cellule familiale avec un père qui l’ignore et ne porte un intérêt qu’à l’élu de la famille, le fils.

Badjens, la discrète, l’effacée, l’inexistante aux yeux de ce père, va découvrir en elle son double « hors la loi, indocile et frondeuse ».

C’est sous la forme d’un monologue intérieur que nous vivons cette révolution de l’intime  ; c’est décidé, pour elle « il y aura un dedans et un dehors » : à l’extérieur, elle sera celle qu’on veut qu’elle soit… à la maison celle qu’elle veut être.

Roman d’émancipation et de renoncement à la fois : émancipation par rapport à une société de l’enfermement où résister, c’est s’inventer un monde intérieur… et de renoncement à la vie au nom de cette existence même, en rompant le silence, en bravant l’interdit et en désobéissant à ces « messagers autoproclamés » de Dieu qui ne sont que le reflet de frustrations.

Badjens, prête à jouer sa vie ? Comment pouvait-elle imaginer qu’elle serait capable de franchir l’impensable au nom de la Liberté ?

Dans ce pays où tout est fait pour décourager la jeunesse à vivre une vie normale et heureuse, où les interdits poussent à ne parler qu’à soi… et en silence, le point de rupture a été atteint en ne laissant guère d’autre choix que celui de « flirter avec la mort » pour voler quelques instants de Liberté !

Véritable ode à la combativité et au courage, ce roman fait écho à toutes les Badjens qui sommeillent en nous.

Badjens de Delphine Minoui, Seuil, 2024, 160 p.

Après L’Alphabet du silence, Delphine Minoui réitère, et avec succès, l’aventure du roman, cette fois avec Badjens… Promesse d’un avenir plus lumineux dans un Iran obscurantiste laissant la part belle au patriarcat dominant, où naître fille est déjà une malédiction. Là où « tout se négocie, même la religion », l’avortement bien trop coûteux a au final épargné la...
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