Je ne vais pas raconter en quelques lignes la vie de Pierre Gemayel, ce leader charismatique, pharmacien et père d’une famille nombreuse qui a transformé une troupe scoute, ou une association sportive, qu’il dirigeait en plus grand parti du Liban au point que lorsqu’on disait simplement « Hezb » on faisait référence au parti Kataëb et à aucun autre.
Cela ne m’a pas empêché d’être parfois en désaccord avec lui notamment au début de 1978, lorsqu’il a accepté un cessez-le-feu avec les Syriens (Fouad Abou Nader, Nathalie Duplan et Valérie Raulin, Liban : les défis de la liberté, éditions de L’Observatoire, 2021, pp. 77-78) : « Outrés, Élie Zayek, Fady Frem et moi avons décidé d’avoir une discussion avec cheikh Pierre, à la maison Kataëb. Une séance du bureau politique était sur le point de commencer, mon grand-père n’était donc pas disponible. J’ai alors écrit un mot que j’ai confié à Salma, sa secrétaire, avant de dévaler les escaliers et de monter en voiture. La note disait en substance : « Nous, nous faisons la guerre et sommes dans la boue, et vous, vous faites de la politique sur notre dos et ne nous prenez pas en considération... » Zayek n’a pas eu le temps de démarrer que Salma me rappelait : « Il t’attend, monte chez lui. » À peine étais-je entré que cheikh Pierre m’a lancé en arabe : « Si tu n’es pas satisfait de ce parti, rentre chez les Gardiens du cèdre ! » Je ne sais pas pourquoi il s’est fixé sur eux. « Qu’est-ce que tu crois ? Que tu comprends mieux que moi ? Tu crois que toi tu fais la guerre maintenant et que moi, à ton âge, j’étais à la maison ? Tu penses que je ne suis pas un homme de terrain ? … »
Il était debout, la main posée sur un cendrier que j’avais peur de recevoir. Quand il a fini, je suis rentré chez moi. Quelques jours après, mon père m’a interpellé : « Que s’est-il passé avec cheikh Pierre ? J’étais chez lui, et il m’a dit : « Regarde Fouad ce qu’il a fait... » Et mon grand-père avait montré ma carte à mon père. Il l’utilisait comme marque-page dans chaque livre qu’il lisait. Il expliquait : « Je garde ces mots sous mes yeux pour ne jamais oublier que des gens sont en train de combattre et de mourir. » Et chaque fois que mon père allait chez lui, il lui montrait la carte : « Regarde, ça c’est ton fils. » Que je dise à cheikh Pierre, cet homme de terrain proche des gens, qu’il n’était pas avec eux l’avait bouleversé. Que j’affirme qu’il était dans son bureau pendant que ses partisans se faisaient tuer et que cela lui était égal lui était insupportable. Alors je suis allé lui présenter mes excuses. Il m’a répondu : « Tu sais, tu m’as donné à réfléchir... » C’était un autre homme. Nous nous sommes embrassés, nous avons échangé et nous avons tourné la page. »
Plus drôle, il m’est arrivé de penser, à tort, que j’étais en désaccord avec lui (idem pp. 76-77) : « Imaginer pouvoir bénéficier de passe-droits m’était insupportable, à tel point que j’ai parfois surréagi. Au début de la guerre, en 1975, j’ai monté la garde quelque temps sur le front de la Quarantaine. Quand je suis allé me reposer à la maison des Kataëb de Medawar, avant de reprendre ma garde, quelqu’un m’a transmis que cheikh Pierre me demandait. Je me suis mis dans la tête que ma mère l’avait appelé pour qu’il me renvoie à la maison. Il n’en était rien : il m’avait fait appeler pour évoquer la situation sur le front. Une fois terminé mon tour de garde, je suis parti le voir, furieux. Et je l’ai attaqué : « Tu ne peux pas faire du favoritisme avec ton
petit-fils ! Moi je suis comme les autres ! Que vont dire mes camarades : que tu crains pour ma vie ? Je ne l’accepte pas ! Et si ma mère t’appelle, tu n’as pas le droit de chercher où je suis ! » Il a éclaté de rire, désarçonné. Puis, il a prononcé une phrase qui m’émeut quand j’y pense : « Ce que tu viens de me dire t’honore. Bravo, maintenant tu peux aller voir ta mère, elle n’y est pour rien. » La pauvre, je l’avais incriminée à tort. »
J’ai appris de Pierre Gemayel qu’il faut montrer l’exemple, un exemple d’intégrité et de patriotisme absolus comme écrivait L’Orient-Le Jour le 30 août 1984, au lendemain de sa mort. Il m’a inspiré dans les idées : la méritocratie qu’il a appliquée dans le parti, la citoyenneté, la décentralisation, la neutralité, le mariage civil, la liberté, l’égalité, la sécurité et la dignité de la personne humaine. Il s’inscrivait en cela dans le personnalisme du philosophe chrétien Emmanuel Mounier.
Je regrette sa disparition pour le Liban et les chrétiens car Pierre Gemayel permettait au camp chrétien de conserver un certain équilibre. En effet, après l’assassinat de Bachir Gemayel, il soutenait l’idée que les Forces libanaises puissent s’opposer au président de la République, alors que les Kataëb ne le pouvaient pas étant donné que ce président était issu de leurs rangs. La disparition de cheikh Pierre a tout changé : cet équilibre a été rompu et l’ère des « intifadas » a commencé et a conduit à l’affrontement final entre l’armée libanaise et la milice chrétienne, l’invasion syrienne des régions libres et la défaite du Liban et des chrétiens.
Il est temps pour la société chrétienne de sortir de sa torpeur et d’imiter Pierre Gemayel qui a toujours su relever la tête dans les moments difficiles, en reprenant espoir en Dieu tout en gardant une foi indéfectible dans ce Liban.
Dr Fouad ABOU NADER
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