Dimanche, le Liban célébrait le quatrième anniversaire de l’explosion au port de Beyrouth qui a soufflé le 4 août 2020 la capitale, faisant au moins 235 morts et 7 000 blessés. Au-delà de la polémique qui entoure l’enquête au point mort, c’est une autre facette du drame qui a interpellé Gérard-Philippe Zehil, professeur de génie civil à la Notre Dame University (NDU), spécialisé dans les structures. L’expert a voulu vérifier si, comme le prétendent certains, les silos du port de Beyrouth, gravement endommagés mais toujours debout, ont protégé une partie de la capitale, celle située à l’ouest, du souffle de l’explosion. Après avoir publié une étude scientifique à ce sujet le 17 juillet, il répond aux questions de L’Orient-Le Jour.
Qu’est-ce qui vous a motivé à faire cette recherche en particulier ?
J’étais intrigué par des théories que j’ai lues dans plusieurs articles de presse depuis la tragédie, relayées par plusieurs personnes, suivant lesquelles les silos du port de Beyrouth (détruits en grande partie et situés à proximité du hangar où des centaines de tonnes de nitrate d’ammonium ont explosé, NDLR) ont protégé, par leur présence, une partie de la ville de Beyrouth. Beaucoup d’observateurs s’appuient sur cette « fenêtre », ou ouverture, qu’on peut observer sur les photos du nuage de condensation dit de Wilson qui est apparu pendant l’explosion. Ces observateurs y voient l’ombre des silos et en déduisent que ceux-ci auraient protégé de l’onde de choc la partie de la ville qui se trouve à l’arrière de la structure, soit plus à l’ouest. C’est ainsi que l’on expliquerait qu’il y ait dans cette zone moins de destruction qu’à Achrafieh par exemple. J’avais mes doutes quant à cette théorie et l’étude que j’ai menée m’a conforté dans mon intuition.
Quelle méthodologie avez-vous adopté ? Êtes-vous allé sur le terrain ?
J’ai réalisé une modélisation des silos sur ordinateur, puis reproduit sur la structure l’effet d’une charge de près de 300 tonnes de TNT, me basant sur les estimations moyennes de la puissance de l’explosion du 4-Août. C’est ainsi que j’ai reproduit virtuellement les circonstances de la déflagration. L’étude a duré environ six mois, étant donné les calculs longs et indispensables qu’il a fallu faire.
Quelles sont les conclusions principales de cette étude ?
La première conclusion est que les silos ont effectivement provoqué une chute rapide de l’intensité de l’onde de choc derrière eux. Mais cette protection très relative s’est limitée à une distance de moins de 400 mètres derrière la structure, en d’autres termes comprenant les bâtiments du port et la base navale qui s’y trouvaient, et non l’ouest de la ville, beaucoup plus lointain. Toutefois, l’explosion était tellement puissante que même si elle est arrivée atténuée et de manière dégressive à ces quelques bâtiments, son intensité était suffisante pour les détruire. L’ouest de la capitale, lui, a été relativement épargné par la distance, et non par les silos, contournés par l’onde de choc qui s’est propagée de manière semi-sphérique.
La seconde conclusion concerne cette « fenêtre » que beaucoup ont vue comme l’ombre des silos, au milieu de ce nuage de condensation de Wilson qui s’est formé au moment de l’explosion. L’étude a toutefois montré que l’onde de choc –invisible par nature– et la destruction qui s’en est suivie ont précédé la formation de ce nuage. Cette cavité qu’on y observe n’est donc pas synonyme de protection, et si deux oiseaux étaient passés dans le ciel au moment de l’explosion, l’un au niveau de la fenêtre et l’autre au-delà, tous deux auraient été impactés de la même façon par l’onde de choc qui précède l’apparition du nuage.
Quels enseignements peut-on tirer des conclusions de cette étude ?
D’une part, il était important de rétablir la vérité scientifique, tout simplement. D’autre part, les personnes qui ont été directement affectées par cette explosion pourraient être intéressées d’avoir une idée plus précise du déroulement de cette tragédie. Enfin, il est toujours utile de rectifier le tir, pour que de futures mesures de protection ne soient pas basées sur des idées fausses. Car ce que démontre clairement cette étude, c’est qu’une partie de la ville a été protégée par la distance et non la barrière qu’auraient pu constituer les silos. Il est bon de savoir qu’en cas de proximité de matières explosives, il vaut mieux privilégier la distance que les barrières.