La vérité ? Je n’ai toujours pas trouvé mon petit coin de bonheur. Dès un très jeune âge, j’ai découvert la réalité d’un monde qui ne voulait pas m’ouvrir ses portes. Je rêve jusqu’à aujourd’hui d’une beauté que je n’ai toujours pas conçue ; je crois en l’amour infini, même si je ne l’ai toujours pas conçu, aussi. Je crois que le bonheur existe, qu’il est pur dans sa forme achevée, mais je doute de l’existence de sa durabilité, disons, sempiternelle. J’ai donc peur que mon cœur reste insatiable, de par son aspiration à l’impalpable, à l’inaccessible, à l’inatteignable. J’ai peur qu’il demeure à jamais dans cet état inassouvi que rien ne peut combler. Je sens que j’attends une rédemption qui jamais n’aura lieu, et cette vérité désillusionnée me montre la consolation que la chimère nous offre. Se bazarder ainsi de la souffrance s’avère être une impossibilité : parce qu’être heureux, est-ce vraiment une finalité en soi ? Le bonheur est-il une réalité concrète qui dure, est-il atteignable dans sa forme la plus achevée ? Oui ? Non ? Je ne sais pas si le bonheur est une constante. Est-ce qu’on peut atteindre un état stable de bonheur, qui durera, et à partir duquel on pourra dire qu’on est arrivé à notre but ? Et après ? Et alors ? Le bonheur, je crois, ne peut être posé comme une finalité ultime et absolue de l’existence humaine.
En effet, cela ne peut que me rappeler les versets de Beckett dans En attendant Godot :
« – Vladimir : Nous sommes contents.
– Estragon : Nous sommes contents. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant qu’on est contents ?
– Vladimir : On attend Godot. »
Si absurde (ou lucide) que soit la condition de Vladimir et d’Estragon, ces versets résonnent peut-être dans l’esprit de certaines âmes, ceux qui sont à la quête acharnée d’un bonheur inerte. Dans cette inlassable attente d’un bonheur éphémère qui peut-être périra aussitôt qu’il naît, on est à tout bout de champ en train de vivre en vertu de cette recherche. Je crois finalement qu’il y aura toujours cette contradiction. Qu’on sera toujours tiraillé entre deux bouts paradoxalement liés, oscillant entre des hauts qui finissent par dévaler, et des bas qui finissent par gravir la pente.
Comme le disait Baudelaire, « tout enfant, j’ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires : l’horreur de la vie et l’extase de la vie ».
L’horreur de la vie et l’extase de la vie sont intrinsèquement liés. L’une ne peut exister sans l’autre, empiriquement. Il y aura toujours des moments amers où la vie succombe à son masque de perfection, révélant ainsi son côté moins attrayant. Alors que la vie peut paraître cruelle et injuste, d’autres fois, elle nous paraît si belle, voire insuffisante pour assouvir tous nos désirs palpitants.
Sylvia Plath disait d’ailleurs qu’une vie n’est pas suffisante pour se régaler de tous les livres qu’elle voudra lire, pour rencontrer tous les gens qui puissent exister, pour ressentir toutes les variations possibles de situations et d’expériences, pour visiter toutes les places qui encombrent notre planète, et que finalement elle est terriblement limitée par ce qu’on nomme la vie. Et c’est très vrai. On est certainement limité puisqu’on est mortel ; la mort nous limite d’une part, mais son existence nous libère d’une autre, nous permettant de vivre une vie à la hauteur des rêves qu’on croit irréalisables.
On ne pourra jamais accomplir tout ce qu’on voudra, on ne pourra jamais cocher toutes les cases de nos aspirations, mais cette vérité est à elle seule suffisante pour vivre chaque heure comme si c’était la dernière de notre vie.
On peut donc avoir cette perception des choses, où l’on ne se voit que comme des êtres terriblement limités et dérisoires. Il ne s’agit pas de nier notre condition par une dénégation qui permet par elle-même de vivre, certes, mais dans une illusion aussi creuse que vaine. Or on peut voir la chose sous la reviviscence d’un autre angle, et nous dire que cette raison même, qui nous fait penser à la mort nous pousse paradoxalement à vivre : « Une raison de mourir est en même temps une excellente raison de vivre », pour inverser la phrase de Camus.
Car, finalement, l’écrivaine Sylvia Plath s’est suicidée. Elle vivait de ce qui était en train de la tuer à petit feu, à savoir la souffrance, cette injustice contre laquelle elle s’est battue et s’est révoltée pour longtemps : sa vie était une lutte et son existence une révolte. D’où elle est morte pour ce qu’elle aimait, parce que oui, elle aimait la vie, mais la souffrance a pris le dessus. J’assume cela car on ne se révoltera jamais contre une vie qu’on n’aime pas, qui nous limite, que si l’on en veut à cette limitation qui nous est imposée. Elle aimait la vie, mais pas la souffrance, et ce n’est pas à la vie qu’elle a échappé d’ailleurs. C’est comme si elle avait un cœur plein d’amour qu’il a presque fini par exploser et succomber aux brasiers. En lisant ses citations, dont j’aimerai mentionner quelques-unes, ses mots résonnent dans l’abîme de mon âme. Elle écrivait dans La cloche de détresse, son livre le plus connu, et dans ses poèmes, ces mots : « Je ne peux me contenter de ce travail colossal que représente le fait de simplement vivre. » « Il y a cent ans vivait une jeune fille comme moi je vis aujourd’hui. Et elle est morte. Moi je suis le présent mais je sais que je passerai aussi. Les grands moments, les éclairs brûlants passent comme ils viennent, dans d’incessants sables mouvants. Et moi je ne veux pas mourir. »
Vous comprenez ? Cette même femme qui a prononcé ces mots a mis elle-même fin à ses jours. Vous comprenez que tellement on aime la vie, souvent on finit par ressentir de la répugnance face à sa limitation. On finit par succomber au désespoir. C’est très paradoxal. Lorsqu’on aime la vie, on l’aime si intensément au point de détester son caractère mortel, car on aime vivre pour toujours, et la mort, c’est notre faiblesse.
Et lorsqu’on déteste la vie, c’est aussi parce qu’on l’aime, c’est parce qu’on l’aime mais qu’elle ne satisfait pas nos désirs ou nos demandes, ce désir éternel de vivre, ce désir de cohérence, de comprendre, de saisir son sens, de comprendre pourquoi, pourquoi on est né ainsi, pourquoi doit-on quitter ainsi, des « pourquoi » à foison, des questions qui se posent et des réponses qui s’effacent par l’écume de la réalité.
Il y aura toujours des hauts et des bas. Il y aura toujours des tourments auxquels on ne peut répondre, il y aura toujours des questions qui n’auront pas de réponses. Mais il y aura aussi ce qui mérite vie : des sensations qui vibrent en nous lorsque l’amour nous exile de nous-même, lorsque nous écrivons des choses éternelles, lorsque le soleil se lève à son zénith et s’achève au bout du crépuscule, lorsque votre chat caresse votre peau pour vous consoler, lorsque les mains d’un amant vous étreignent, lorsque la lune veille sur nous… plein d’expériences qui valent la peine d’être vécus. Alors ne plus attendre ce dont ce soleil éclaire, mais profiter par contre de sa lumière qui effleure les rides que le temps commence à tracer au recoin de nos yeux ornés de vie.
Oui, je n’ai toujours pas trouvé mon petit coin de bonheur, et jamais je ne le trouverai.
Mais j’ai connu par moment ce bonheur, la souffrance aussi. J’ai connu le mal, le beau, j’ai accepté la vie pour ce qu’elle est, telle qu’elle est, quitte à supporter la douloureuse vérité de notre condition humaine, quitte à accepter que ce monde, tel qu’il est fait, n’est pas à la mesure de l’homme. Que ce monde nécessite, ou plutôt nous soumet à des expériences aussi tristes que splendides, des expériences qui auront toujours une fin, que ce monde nous condamne souvent à des choses qui ne seront jamais à notre mesure.
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