
Alaa al-Aswani : « La dictature ne fait jamais confiance. Chacun est un ennemi potentiel. » Photo AFP
Alexandrie au début des années 1950. La monarchie établie par les Britanniques, incarnée par le roi Fouad Ier auquel succède Farouk, son fils adolescent, est déchue, minée par la corruption et la défaite de ses armées dans la guerre israélo-arabe en 1948. La révolution égyptienne et ses émeutes ouvrières de 1952, dirigées par le Mouvement des officiers libres, sous la houlette de Mohammad Naguib et Gamal Abdel Nasser, ne laisseront pas régner Fouad II en faveur duquel Farouk a abdiqué.
La couverture de la version arabe du roman « Les arbres marchent à Alexandrie » de Alaa al-Aswani paru chez Hachette Antoine-Naufal.
C’est dans cette atmosphère délétère, aux débuts de la dictature nationaliste portée par Nasser, que se déroule Au soir d’Alexandrie, le nouveau roman de Alaa al-Aswani qui paraîtra sous ce titre en septembre, aux éditions Actes Sud, dans une traduction de Gilles Gauthier. Alors que le titre français annonce un roman crépusculaire, le titre arabe du livre paru en mai chez Hachette Antoine-Naufal, Les arbres marchent à Alexandrie, évoque davantage la dimension de réalisme magique et d’humour triste qui règne sur la société cosmopolite de la ville qui fut – littéralement– la ville phare de l’Égypte.
L’étranger, bouc émissaire du nationalisme
Dans un restaurant en bord de mer ouvert par un entrepreneur grec, Georges Artinos, connu pour accueillir dans les règles de l’art une clientèle aisée traditionnellement composée de stars du cinéma, chanteurs, musiciens ou hommes politiques, les nouveaux riches du nouveau régime n’osent pas se hasarder, n’ayant pas les codes de l’ancien monde. À l’étage, accessible par un escalier plus ou moins dérobé, se réunissent tous les soirs les membres du Caucus, un club informel où l’on boit et fume en refaisant le monde. Chez Artinos, où l’on a vu en peu de temps tomber, les uns après les autres, les portraits des maîtres du moment, laissant finalement place au cadre doré où Nasser se présente en pied, se réunit ainsi une communauté d’Égyptiens « étrangers », de racines grecques, italiennes, françaises et autres, qui tentent de retenir les derniers rayons de la diversité culturelle et ethnique qui fut la richesse de la ville. Le nouveau régime va les persécuter ou les instrumentaliser, les déposséder, réquisitionner leurs entreprises, tenter d’effacer leur empreinte et surtout leur dénier l’identité égyptienne dont ils se réclament avec sincérité.
« Toute dictature a besoin de boucs émissaires », souligne Alaa al-Aswani dans un entretien avec L’Orient-Le Jour. «Les dictatures sont xénophobes. Ces étrangers étaient nés à Alexandrie, c’était leur ville. Mais ils représentaient pour le régime Nasser une population qu’il ne pouvait pas contrôler. La dictature ne fait jamais confiance. Chacun est un ennemi potentiel. Avec tous les problèmes entre Nasser et l’Occident, ces gens-là ont été victimisés », détaille-t-il. « Si vous comparez le discours de l’extrême droite en France contre les doubles nationaux avec la conversation que j’ai écrite entre l’officier du renseignement et Carlo, c’est le même raisonnement raciste : vous êtes né à Alexandrie mais vous devez prouver que vous êtes égyptien. Le combat est unique : pour ou contre l’humanité », insiste Aswani.
Dentiste, une profession d’écrivain ?
« Ce qui m’a inspiré l’écriture de ce roman, ce sont tous les enfants égyptiens d’origine européenne avec qui je jouais », nous révèle l’auteur. « Ces enfants disaient tout le temps la même chose : Nous allons partir. Ils n’étaient pas capables de comprendre la situation. Par la suite j’ai lu, j’ai entendu les histoires des personnes âgées qui ont vécu cette époque, et j’ai compris ce qui s’est passé », indique celui qui, de même que ses personnages membres du « Caucus », subira à son tour les persécutions du régime Sissi qui semble voir en lui le bouc émissaire idéal. Ayant fait ses études de médecine dentaire aux États-Unis, c’est là qu’il se replie, craignant pour sa sécurité et celle de sa famille. « Mon cabinet dentaire existe toujours au Caire. J’ai quitté l’Égypte en 2018. J’y étais interdit de tout par la dictature. Ils ont commencé à faire des problèmes à ma famille, à mes filles », nous confie l’écrivain qui gagne désormais sa vie en enseignant l’écriture créative dans des universités prestigieuses comme Princeton et Dartmouth, le titre dont il se dit le plus fier étant celui de docteur honoris causa conféré par le Bard College où sont enterrés Hannah Arendt et Philip Roth.
Dentiste, une profession qui établit entre patient et médecin une relation proche de celle de l’écrivain et du lecteur : l’un parle, l’autre ne peut répondre, mais le dialogue n’en est pas moins présent. « J’ai été dentiste jusqu’au bout », affirme Aswani. « Je parlais avec mes patients, nous sommes amis. Quand ils n’avaient pas envie de se faire traiter, je commandais le café et mon cabinet devenait un lieu de communication humaine », se souvient l’écrivain.
Barman grec, patron italien, musiciens français, public égyptien
Est-il nostalgique, Alaa al-Aswani ? « Oui et non, je n’ai pas vécu cette époque, j’étais trop petit pour comprendre », nous dit-il. « Oui parce que malgré le fait que j’étais enfant, j’ai vécu des situations qu’on ne verra plus en Égypte. À la fin des années 1960, élève au lycée français du Caire, j’avais pris l’initiative d’offrir avec mes camarades un cadeau de Noël à notre professeur de français. Il a accepté le cadeau et nous a remerciés, tout en nous confiant que Noël n’existait pas pour lui, vu qu’il était athée. C’était la première fois que j’entendais ce mot, et il m’était extraordinaire qu’on choisisse de ne pas croire en Dieu. C’était une grande leçon pour un petit enfant : on a besoin de gens comme ça, qui nous apprennent que les gens sont différents », se rappelle l’écrivain.
Et s’il ne lui restait qu’une seule et dernière image de l’Alexandrie de ses vacances d’enfant, ce Cairote évoque sans hésiter « un resto ou un bar au bord de la mer avec un barman grec, un patron italien, des musiciens français, un public égyptien et cette atmosphère où tout le monde est content et respecté de tous, où chacun est convaincu qu’Alexandrie est sa ville, voire son pays ». Aswani souligne cet attachement des étrangers à la ville jusqu’à se mobiliser pour la défendre et défendre l’Égypte, leur résistance active contre les Français, les Britanniques et Israël jusqu’à parfois, comme ce fut le cas pour un jeune Grec, tomber en martyr pour Alexandrie.
La couverture du roman à paraître en traduction française en septembre chez Actes Sud. Image tirée du site d'Actes Sud
Traduit en 37 langues, Alaa al-Aswani affirme écrire « pour les gens, partout ». « Je pense que l’écriture est un art de l’humanité, sur les gens et pour les gens », dit-il. Cet enseignant en création littéraire confie que pour construire un roman, il commence par créer ses personnages. « À un moment donné, les personnages deviennent indépendants », affirme celui qui s’impose six heures d’écriture quotidiennes, de 7h à 13h. « Je décris ce que je vois sur l’écran de mon imagination. À un moment donné, les personnages décident pour eux-mêmes. Je ne sais pas à l’avance comment le personnage va se comporter. Ainsi, de Boussayna et Zaki, la jeune maman humiliée et le vieil homme qui veille sur elle, dans L’immeuble Yacoubian. Un matin, ne sachant pas comment se poursuivra leur histoire, j’ouvre mon ordinateur et découvre qu’ils ont décidé de se marier », détaille l’écrivain qui ajoute : « Le grand rôle de la littérature, c’est d’écrire l’histoire humaine. »
Des villes nécessaires
Le titre en arabe Les arbres marchent à Alexandrie renvoie à la voyante Zarqa al-Yamama qui permettait aux Égyptiens de remporter les guerres en leur indiquant l’avancée de l’ennemi. Or un beau jour, pour répondre à la question habituelle, celle-ci voit « des arbres marcher à Alexandrie ». Il s’agissait en effet de soldats camouflés, mais elle fut traitée de gâteuse et cette fois, la bataille fut perdue. Parfois le mal prend des apparences rassurantes et tout l’art est de ne pas s’y fier. Ainsi de l’avancée de l’extrême droite dans le monde, qui murmure à l’oreille de ses partisans des rêves de matins qui chantent. Universel, Aswani l’est ainsi plus que quiconque, partant de son propre vécu d’Égyptien.
Il est des villes nécessaires, Alexandrie, Beyrouth, Tanger, qui ont vécu l’expérience du cosmopolitisme et peinent à se consoler de l’histoire riche et heureuse qui en a résulté. Aswani cite en épigraphe cet éminent Alexandrin que fut Constantin Cavafis et dont il est récipiendaire du grand prix éponyme de littérature en Grèce : « Tu vieilliras ici, et ici tu resteras jusqu’à la fin de ta vie. » Une autre manière de dire que ces villes mythiques ne quittent jamais ceux qui y ont vécu.