Que peuvent avoir en commun Benoît Debbané, qui présente sa nouvelle cuvée d’acryliques chez LT Gallery, et Mansour el-Habre, qui accroche ses œuvres sur papier – avec des pinces à linge – sur les cimaises d’Art on 56th ?
À première vue, absolument rien !
Le premier, architecte de formation, ex-graffeur, illustrateur et bédéiste, reconverti depuis quelques années à la peinture, déploie dans ses œuvres un univers hyper coloré, déjanté et sarcastique. À l’évidence imprégné d’art urbain…
Le second, artiste plasticien de formation et professeur à l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA), semble tisser de manière plus linéaire une œuvre sur papier (parfois marouflé sur toile), à la palette chromatique plus discrète, hantée par des corpus de personnages aux silhouettes massives, noueuses, parfois défragmentées qui lui sont caractéristiques.
Ce qui les rapproche ? L’importance qu’ils accordent dans leur art à la figure humaine… Et la manière propre à chacun d’eux de la sortir résolument des carcans académiques. Mais aussi ce quelque chose de raconteur de l’air du temps dans nos sociétés contemporaines que L’Orient-Le Jour vous propose de découvrir à l’aune de leurs œuvres récentes.
Les Eugénie, Aïda, Randa et Tereza de Benoît Debbané
De tout temps Benoît Debbané a accordé aux femmes et aux chats la priorité dans ses toiles comme dans sa vie. Dans cette dernière série intitulée Twelve Women and an Orange Cat (Douze femmes et un chat orange) – qui inaugure le nouvel espace de la LT Gallery, sis rue d’Arménie, à Mar Mikhaël – il franchit une nouvelle étape dans son exploration de la féminité, en portraiturant 12 femmes « extraordinaires » à ses yeux.
« Tout a commencé, confie Benoît Debbané, par un sketch : une femme assise, seule, déshabillée, fumant, entourée de plantes dans un appartement vide. J’ai décidé de l’appeler Tereza car elle me faisait penser à une protagoniste qui m’a marqué dans L’insoutenable légèreté de l’être (le fameux roman de Milan Kundera) ». Les 11 autres portraits ont suivi. Tantôt en plan rapproché sur des visages, souvent lunettés, tantôt nues dans des scènes de leur intimité quotidienne…
Ces Eugénie, Simone, Aïda, Randa, Tatou ou encore Mathilda, créatures entre fiction et réalité, dont il admire, dit-il, « les qualités de force et de vulnérabilité, l’expression de leur liberté profonde, loin des diktats sociaux et des notions conventionnelles de beauté associés à la féminité », l’artiste les représente dans une figuration, elle aussi, totalement affranchie. À coups de pinceaux épais et dynamiques, trempés dans des couleurs saturées, Benoît Debbané fait exploser sur ses toiles les émotions et les états psychologiques de sa troupe d’enjôleuses triomphantes… Dont les regards (invariablement formés d’un simple trait vertical) vous harponnent. Et dont la nudité corporelle, en dépit de la distorsions des formes, des silhouettes et des postures, reste puissamment suggestive.
Vous l’aurez compris, il y a de la transgression chez cet artiste venu de l’illustration et la bédé et dont la signature, BD, reprenant ses initiales, le rappelle d’ailleurs avec malice.
Traversée par une esthétique d’une fauve contemporanéité, sa peinture absolument non imitative se veut l’expression de cette insolente « liberté d’être soi » que l’on voit jaillir avec force chez les femmes du pays du Cèdre, comme partout ailleurs… Liberté à laquelle semble faire écho la présence dans certaines toiles de ce chat orange, ce mystérieux félin indomptable annoncé dans le titre même de l’exposition. À découvrir Jusqu’au 20 juin.
Des dessins et des hommes chez Mansour el-Habre
Après une incursion dans l’abstraction totale, où l’avait entraîné son rejet de la réalité traumatique de la double explosion au port de Beyrouth, Mansour el-Habre renoue avec le figuratif. Ce dessin nimbé de couches de peintures, qui a toujours été son outil premier et son langage de prédilection. Et dont il présente à la galerie Art On 56th à Gemmayzé plusieurs séries de petites et moyennes œuvres sur papier réalisées au cours de ces 7 dernières années.
Porté par une scénographie originale, s’appuyant sur de simples pinces à linge, cet accrochage partiellement rétrospectif (les pièces les plus récentes sont de 2024) met en lumière l’omniprésence du témoignage humain dans le travail de cet artiste. Lequel trace une sorte de chronique de la vie quotidienne.
Car ses séries immanquablement habitées par des personnages contemporains les mettent en scène vaquant à leurs activités, sinon dans des situations et des états de vie ordinaire. Le plus souvent réunis en groupes sociaux (réunions d’amis au café, rassemblement de famille, conversations de femmes, ou encore assemblées d’adolescents aux postures indolentes) mais parfois aussi retranchés dans une certaine solitude…
Et bien que les formes et les couleurs audacieuses (à l’encre, au pastel, à l’acrylique) qu’il utilise dans ses compositions défient les lois de la figuration réaliste, il suffit de suivre du regard le tracé des lignes épaisses et fines enchevêtrées, qui esquissent les silhouettes massives et anguleuses caractéristiques à cet artiste, pour qu’afflue chez le spectateur l’émotion de retrouver quelque chose de la réalité de ses propres « moments de vie ».
C’est cette forte identification, générée par l’éloquence graphique de Mansour el-Habre, qui donne à son travail une place particulière dans le registre d’un art où « le dessin n’est pas le fruit de la mémoire et d’un souvenir du passé, mais celui d’un sujet ou d’un état se produisant dans le moment-même ». Un art souterrainement parcouru par le désir de captation de l'âme humaine. Jusqu’au 29 juin.