Les livres de guerre ne racontent pas tout. Ils parlent bien sûr de courage, de lâcheté, de cruauté, de haine, de carnages, de destructions, de l’anéantissement des êtres ou d’un pays… Mais il y a bien d’autres sujets sur lesquels ils passent rapidement, voire n’évoquent pas ou peu. Ainsi en est-il de la puanteur constante qui enveloppe la vie d’un soldat. Ou de « la tristesse des choses laissées derrière » par les femmes et hommes contraints de fuir leurs villes et villages ou qui demeurent dans une maison après un bombardement.
Dans son dernier roman, Guerre et Pluie, un long récit à couper le souffle sur le conflit dans les Balkans auquel il a participé en tant que simple conscrit, Velibor Čolić évoque sans cesse aussi bien la puanteur de la guerre que des petites choses oubliées par les hommes et dont il fait une mélancolique énumération : « La tristesse spécifique des chaussures abandonnées, le spleen d’une chemise vide ou la solitude froide d’un réfrigérateur solitaire. Des cercueils de chagrins emplis de petites choses humaines insignifiantes. Des photos, un ours en peluche enfantin à qui il manque un œil, des albums, des journaux intimes... »
Enrôlé à 28 ans dans l’armée croato-bosniaque, une pauvre troupe mal équipée, mal entraînée, mal commandée et à peine motivée, donc, peu à même de résister à l’ex-armée fédérale yougoslave, Velibor Čolić n’a aucune envie de combattre et ne s’en cache pas. Ce qui maintient sa raison à flot dans le monde aussi cruel qu’abracadabrant d’une guerre civile, c’est sa volonté de déserter, sinon de se suicider, et de gagner la France pour être écrivain. Ce qu’il réussira à faire. Guerre et Pluie est le récit existentiel de cette aventure tantôt épouvantable, tantôt drolatique sur le front, ou lors de sa fuite vers l’Europe, avec des séquences fantasmagoriques et hallucinatoires.
L’intrigue est donc a minima. Mais quel tour de force que d’enlever à la guerre tout ce qu’elle pourrait avoir d’épique et de fascinant, tout ce qui relève de la gloire, de l’honneur, de la grandeur pour ne considérer que la bassesse, la veulerie et la misère des soldats dans les tranchées ou en opération. Et Dieu que la guerre est intensément hideuse sous la plume de l’écrivain croate, qui, à présent, écrit dans un français impeccable : « Je vis avec le souffle froid de la mort. Je tire comme un fou et j’élabore la tactique de mon suicide. Je n’en peux plus, personne n’est fait pour ce genre de vie. Je suis jusqu’au cou dans la boue et la merde. La glace palpable saisit mes entrailles. Un froid austère gonfle ma vessie. Je pisse constamment, dix fois par heure, juste devant moi sans honte, dans la tranchée. D’autres soldats le font aussi (…) Oui, la guerre est une absence totale de honte. On vit, on meurt, on chie, on pisse, on pète, on pleure ensemble. »
Tempérée par des souvenirs heureux d’enfance et amoureux, la plume de l’auteur ne nous épargne aucune laideur, aucune horreur, aucune lâcheté, qu’elle émane de sa personne ou de celle de son unité. S’il cite volontiers Hemingway, qui romantisait volontiers la guerre, et se qualifie lui-même de « Hemingway des Balkans », il n’est pas pour autant sur ses pas : « La guerre est cette sueur, ce pus et cette puanteur, écrit-il. Ongles sales et dents pourries. Toux abondante, masturbation douloureuse. La guerre, c’est notre capitaine ivre et des champs de blé qui meurent sous les chars. La guerre est mon fusil gras sur l’épaule et une malédiction amère. La guerre est la maison qui brûle, le crâne qui explose, l’intestin plein de macaronis qui éclate sous les balles. La guerre, c’est moi qui tire dans la nuit. »
En s’attachant à dépoétiser et en déshumanisant tout ce qui passe sur les champs de bataille, dans la tête, l’âme et le corps des soldats, en racontant qu’un combattant peut jeter une grenade sous une vache pour rire et un autre voler à un vieillard son appareil respiratoire pour le revendre, Velibor Čolić atteint une autre dimension poétique, éminemment morbide et comme sortie de la fange, cependant bouleversante. Accompagnée de réflexions qui font souvent mouche : « Un soldat insuffisamment ivre vit plus longtemps, mais en enfer. Un soldat à moitié sobre tremble tout le temps de l’attaque de l’ennemi… Un soldat sobre pense, rêve, espère, et c’est l’abîme : des crampes d’estomac qui durent huit heures, des yeux vides qui essaient en vain d’apercevoir quelque chose dans les ténèbres. C’est un tremblement métaphysique qui traverse le corps par vague. Un soldat à jeun est facilement patriote. »
L’auteur note aussi que « la défaite n’est pas seulement sur le champ de bataille, la défaite est la disparition complète et totale de l’humanité. Et peut-être encore plus chez les vainqueurs que chez les vaincus ». On songe alors au poète Mahmoud Darwich qui remarquait que la poésie est rarement fille de la victoire.
L’auteur ne s’épargne surtout pas. Il parle de lui comme un « jeune homme effrayé qui s’est retrouvé là où il n’aurait pas dû être » ou comme d’« un sac ramolli par la peur ». Il ne tait rien de ses problèmes intestinaux, sexuels, de ses hémorroïdes comme de ses furoncles. Mais sa haine du courage, sa répulsion à l’égard de tout acte héroïque, parce qu’ils sont supposés prolonger les guerres, va trop loin. Après tout, s’il peut vivre bien tranquillement en Europe et courir les nombreux festivals littéraires qui, à juste titre, l’invitent – il vient d’ailleurs de se voir récompensé par le prix Joseph Kessel –, c’est parce qu’il y a eu, jadis et naguère, des jeunes gens qui se sont battus courageusement et au péril de la vie pour la liberté. La leur mais aussi, aujourd’hui, la sienne.
Guerre et Pluie de Velibor Čolić, NRF Gallimard, 2024, 288 p.