Ce livre a pour objet l’histoire de la « Méditerranée musulmane » de la seconde moitié du XVIIIe siècle à la Grande Guerre. S’adressant à un large public, il comprend de nombreuses anecdotes et de portraits significatifs, au risque parfois d’être un peu caricatural. Il est aussi doté d’une iconographie de qualité.
L’espace géographique couvert comprend l’Empire ottoman et le sultanat du Maroc, allant donc de l’Adriatique à l’Atlantique, bien plus que l’actuel « rive Sud » qui ne comprend plus la péninsule balkanique. La carte montre bien qu’il s’agit de la plus grande partie de la Méditerranée d’alors, les quatre-cinquièmes environ.
C’est l’espace d’échanges et de conflits entre l’Europe chrétienne essentiellement catholique, le monde orthodoxe et le monde musulman depuis les origines de l’islam.
L’ouvrage débute par un tableau de l’Empire ottoman au XVIIIe siècle. Avec raison, l’auteur rappelle que le niveau de vie par habitant est similaire à celui de l’Europe de l’Ouest. Jadis, Antoine Abdel Nour avait montré que la valeur d’une maison à Alep, définie en quantité de céréales, était équivalente à celle d’une maison dans une ville européenne importante, ce qui démontrait l’absence d’un écart important dans les deux mondes. Si l’économie ottomane est largement autosuffisante, elle entre néanmoins dans un processus de dépendance dans la seconde moitié du XVIIIe siècle avec l’échange de matières premières contre des produits agricoles.
Ce qui manque ici est l’analyse des conséquences du petit âge glaciaire et ses répercussions sur la répartition géographique de la population.
Le tableau se poursuit par la description du Maroc et des Régences d’Afrique du Nord. Je suis en désaccord avec l’auteur quand il évoque une domination « raciale turque ». Il faudrait d’abord qu’il existe une identité spécifique turque dans cette période, ce qui n’est pas le cas. En fait, la situation des Régences n’est pas différente de celle de l’Égypte avec peut-être un fossé plus prononcé entre dominants et dominés. L’auteur fait la confusion habituelle entre « Ottomans » et « Turcs ».
Avec raison, la guerre russo-ottomane de 1768-1774 constitue le grand tournant avec en particulier l’entrée d’une flotte russe en Méditerranée. L’expédition française d’Égypte est une terrible épreuve pour une population égyptienne déjà prise dans un temps des troubles. S’appuyant sur des sources secondaires, l’auteur fait porter les pertes françaises à plus de 25 000, alors qu’elles sont de l’ordre de 11 500 surtout dues à la peste.
C’est dans ce contexte que la Grande-Bretagne devient une puissance méditerranéenne, avant tout pour couvrir la route de l’Inde.
L’agonie des Régences débute avec le XIXe siècle. Elles sont forcées de mettre fin aux activités séculaires des corsaires et ne peuvent pas profiter de la reprise du commerce après 1815. La conquête française avec ses hésitations initiales se déroule avec une extrême violence. La guerre d’indépendance de la Grèce, puis la guerre civile ottomane entre Mahmud II et Muhammad Ali introduisent la double problématique de l’adoption de l’État moderne et de l’intégration de l’islam méditerranéen dans le système de l’équilibre européen. On le voit très bien dans les troubles que connaissent la Syrie et le Liban dans les décennies 1840-1860.
La question de la non-industrialisation de la région est mal posée dans ce livre. Dans le cadre de l’échange inégal, les investissements vont vers le développement des voies de communication (ports, routes, voies ferrées) et vers la production des matières premières essentiellement agricoles. Cela suffit pour bouleverser totalement l’espace méditerranéen. Dans ce contexte, les quelques essais de manufactures sont des échecs alors que la production artisanale, après avoir connu une crise profonde, se maintient.
À juste titre, l’auteur s’intéresse à la composante financière, voire rentière de l’impérialisme de la fin du XIXe siècle. Mais cela n’interdit pas une action conjointe des puissances européennes dans ces domaines. L’impérialisme ne devient dangereux que quand s’y ajoutent l’affrontement des puissances européennes en blocs antagonistes et la transformation des crises de politique étrangère en enjeux des passions nationalistes des opinions publiques. À bon droit, l’auteur fait porter la responsabilité des origines immédiates de la Première guerre mondiale sur les questions balkaniques et l’accès aux détroits.
La principale qualité de ce livre est son aspect vivant. Il se lit très agréablement et constitue une bonne introduction à cette période essentielle de l’histoire de la Méditerranée. Par bien des côtés, il rappelle l’abondante littérature sur la « question d’Orient » qui n’est finalement, comme Toynbee l’a écrit, qu’une question d’Occident. S’appuyant essentiellement sur des sources en langue anglaise, il lui manque la connaissance des travaux historiques des écoles françaises, arabes et turques contemporaines.
Sea of Troubles, The European Conquest of the Islamic Mediterranean and the Origins of the First World War d’Ian Rutledge, Saqi Books, 2023, 585 p.