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Culture - Musées

Du Liban, de Palestine, d'Afghanistan... : quinze artistes en exil exposés au Palais de Tokyo

Depuis le 16 février et jusqu’au 30 juin, le Palais de Tokyo a rassemblé le travail de quinze artistes âgés de 25 à 55 ans, dont le travail est informé par l’expérience de l’exil . « Dislocations » propose un parcours saisissant dans les brisures du déchirement des êtres.

Du Liban, de Palestine, d'Afghanistan... : quinze artistes en exil exposés au Palais de Tokyo

Ali Arkady, Mossoul, monolythographie sur pierre, 90 x 55 cm, 2021 Courtesy de l’artiste © ADAGP, Paris, 2024

« Les exilés franchissent les frontières, brisent les barrières de la pensée et de l’expérience », écrit Edward Saïd dans Réflexion sur l’exil et autres essais. « Dislocations » convoque quinze artistes, de générations et d’origines différentes (Afghanistan, France, Irak, Iran, Liban, Libye, Myanmar, Palestine, Ukraine) dont la création s’inscrit dans une dialectique de séparation et de reconstruction. Marie-Laure Bernadac et Daria de Beauvais ont pris en charge le commissariat de l’exposition. Cette dernière, curatrice au Palais de Tokyo, rappelle que l’institution propose trois saisons par an au public.

« “Dislocations” résonne étroitement avec les autres thématiques déployées, comme l’exposition “Past Disquiet”, qui évoque différents musées en exil (Palestine, Afrique du sud, Chili…). La rétrospective du travail de Mohamed Bourouissa tire d’autres fils, en particulier avec son travail sur le musée des nuages, qui vise à promouvoir la scène palestinienne en présentant une collection d’œuvres dématérialisées », précise la cocommissaire de « Dislocations ». L’exposition a été conçue en collaboration avec l’association Portes ouvertes sur l’art, qui au départ concernait les artistes syriens en exil en France.

« Nous avons organisé des portes ouvertes de leurs ateliers, des journées d’études et des expositions. Ensuite, nous avons étendu notre travail à d’autres artistes en difficulté, afghans, birmans, ukrainiens… Nous les suivons et les présentons à des commissaires d’exposition afin d’encourager la visibilité de leur travail », précise Pauline de Laboulaye, cofondatrice de l’association. Plusieurs artistes du corpus de « Dislocations » ont été suggérés par ce biais, comme May Murad. « Nous l’avons rencontrée en 2018, elle avait obtenu une bourse de la Fondation Kattan et avait eu beaucoup de difficultés à quitter Gaza. Les deux peintures qu’elle montre sont l’aboutissement d’un travail sur plusieurs années. Nous suivons également le travail de Maha Yammine, qui réside actuellement à la Cité internationale des arts. Certains des artistes présentés vivent à l’étranger, comme Majd Abdel Hamid ou Azza Abo Rebieh, une artiste d’origine syrienne qui a réalisé des gravures dans le style de Goya sur son expérience de la prison à Damas », ajoute Pauline de Laboulaye.

Rada Akbar : « Survivor and Advocate », série « Abarzanan-Superwomen », tissu brodé à la main, ornement en bronze, ceinture avec calligraphie persane sculptée recouverte de feuilles d'or, 160 cm, 2020. Courtoisie de l’artiste © ADAGP, Paris, 2024

Dans le gigantisme du Palais de Tokyo, « Dislocations » offre une expérience intime, à dimension humaine. « On parle de brisures, autant physiques que psychologiques, et de réparations, suggérées par le tissage ou la broderie de plusieurs œuvres. Aujourd’hui, le monde est un palimpseste sans cesse renouvelé de temps et d’espaces en crise. Il y a un écho à l’actualité, mais je crois que l’exposition plaît aussi car on a voulu assumer la beauté et la poésie, qui évoquent la violence sans souci de représentation directe », précise Daria de Beauvais. Une pièce du corpus lui semble particulièrement emblématique de cette démarche : la robe imaginée par l’artiste afghane Rada Akbar. « Elle s’inscrit dans un projet au long cours, Super Women, qui tend à créer des portraits de femmes afghanes (reines, femmes publiques, citoyennes) sous forme de robes. Celle qui est présentée au Palais de Tokyo raconte l’histoire d’une jeune femme qui a été mariée de force. Lorsqu’elle a souhaité s’enfuir, son mari lui a tiré dessus. Défigurée, elle s’est enfuie au Canada, où elle est engagée dans la lutte contre les mariages forcés. Une partie de la robe est noire, avec des flammes brodées en perles, qui dévorent le tissu ; la manche gauche ressemble à une aile d’oiseau, qui évoque le phénix qui  s’envole vers un nouveau destin. Sur la ceinture sont gravés des vers d’une poétesse afghane, c’est un bel hommage rendu aux femmes publiques et anonymes qui luttent », insiste Daria de Beauvais.


« La dislocation est liée à la perte d’une version de soi-même »

Les peintures liminaires de May Murad interpellent, la brisure est multiple : dans un environnement coloré, se détache un personnage féminin juste esquissé.

Le carrelage aux motifs géométriques colorées est discontinu, effacé par endroits. Au cœur de la scène, le symbole arrondi d’un chargement en cours d’exécution : la lassitude et la nostalgie habitent le tableau. L’association entre peinture figurative et iconographie digitale surprend. May Murad a étudié les beaux-arts à Gaza, avant de s’installer à Paris. « Dans mon travail, j'aborde différents sujets, les femmes, la nostalgie, l’identité. Je pose la question de notre droit à exister et j’interroge ma place dans le monde, entre ici et là-bas, en quête d'équilibre. Je souhaite refléter la réalité virtuelle et son impact sur nos vies, ainsi que nos interactions quotidiennes avec des messages numériques », précise la jeune peintre et dessinatrice. « Cette façon de réduire nos émotions en émojis ou en textes m’intéresse, il me semble que cela nous rend plus isolés. Le monde virtuel a eu un impact énorme dans ma vie personnelle : ces fenêtres (écrans) électroniques étaient mon seul moyen de communication avec le monde extérieur lorsque j'étais dans la prison de la Grande Gaza. Ici aussi à Paris, c'est devenu mon seul moyen de communication avec ma famille, même si en ce moment, aucune communication n’est possible avec Gaza. Dans les tableaux que je présente au Palais de Tokyo, j’évoque la disparition des souvenirs : le symbole de chargement (loading) montre la tentative de rendre ces moments éternels. Ce travail est un autoportrait à partir d’une photo prise dans mon atelier parisien, les carreaux du sol sont ceux de notre maison à Gaza. Le Doute, mon deuxième tableau, exprime l’impression d’une erreur technique dans l’esquisse du souvenir », ajoute l’artiste, avant d’évoquer sa maison de Gaza, récemment bombardée. « Elle n’est plus habitable, et ma famille survit par hasard : la disparition n’est plus seulement celle de la mémoire », conclut-elle tristement.


Majd Abdel Hamid : « Sketch/blue print », fil de coton sur tissu, 40 x 39 cm, 2022. Courtoisie de l’artiste & gb agency (Paris), photo Aurélien Mole


Majd Abdel Hamid est originaire de Ramallah. Après des études à l’Académie des arts de la Palestine, il poursuit son parcours à Malmö, en Suède. Depuis 2015, il est installé à Beyrouth, tout en venant régulièrement à Paris. « Le travail que je présente au Palais de Tokyo s’intitule « It’s Still Soon To Leave ». C’est une série que j’ai créée entre Beyrouth et Paris, au cours d’une résidence. Il intègre différents supports, du tissu, du plâtre, du ciment, des broderies, du papier, et correspond à un sursaut artistique qui contrecarre la perte et l’instabilité, en imaginant un lieu qui n’est ni ici ni là-bas, mais dans un mouvement permanent. J’ai fabriqué de petits objets pour qu’ils tiennent dans une valise, on y trouve les débris de mon studio à Beyrouth, qui s’est effondré avec le tremblement de terre de 2023. Il y a aussi une réplique des objets de fortune qui permettent de réserver une place de parking ; ma démarche n’est pas rationnelle », précise l’artiste, dont le deuxième projet proposé s'inscrit dans une démarche au long cours.

« Je m’interroge sur les lieux où l’on se sent en sécurité, j’ai commencé par demander à des amis de dessiner à l’encre un lieu où ils ne se sentent pas en danger. Puis j’ai élaboré ma propre cartographie : cela fait deux ans que je vis dans des Airbnbs, et le changement constant de lieu me permet une approche abstraite et intime de la dislocation. Je ne parle pas d’exil à proprement parler, car je peux toujours me rendre dans mes ateliers de Ramallah et Beyrouth », poursuit Majd Abdel Hamid. « La dislocation est pour moi liée à la perte d’une certaine version de soi-même, notamment la capacité à ressentir de la joie. Elle est permanente, l’enjeu est de savoir ce que l’on emporte avec soi, ce que l’on garde ; ce ressenti est lourd et difficile, j’essaye d’exprimer cette fragilité », conclut sobrement Majd Abdel Hamid.


Des torchons, des pierres et des êtres

Maha Yammine. Courtoisie de l’artiste


La fluidité des tissus semble relier entre elles les expériences de brisures intérieures au fil du parcours de l’exposition. Ceux de Maha Yammine racontent au premier coup d’œil l’histoire de tissus soignés, brodés, repassés, mais rapidement souillés, dans les gestes quotidiens les plus modestes de l’intimité d’une famille : les torchons. Par les irrégularités du tissage ou les espaces déteints, déchirés, ils racontent un temps saccadé et le vide qui construit les parcours de vie. Maha Yammine a quitté le Liban il y a 10 ans et a déjà exposé son travail à maintes reprises en France et en Europe.

« Au Palais de Tokyo, je montre une nouvelle version de mon projet « De Torchons et de serviettes », réalisé à partir de torchons usés que j’ai récupérés dans un village normand. J'ai ensuite demandé à ma mère au Liban de réparer ces torchons en retravaillant les traces de l'usure de manière noble par une couture soignée, de la dentelle, de la broderie, des perles... L'exposition parle de celles et ceux qui sont partis et qui sont suspendus dans un état transitoire sans fin. Mon travail est, dans sa fabrication, un objet hybride réalisé par des femmes qui ne se connaissent pas. L'une a travaillé les objets de l'autre, et ils rassemblent deux pays, deux personnes, deux maisons. Le produit final, hybride et étrange, rappelle cette double dimension permanente », précise Maha Yammine, qui propose une nouvelle appréhension de l’équation de la dislocation. « Ce travail interroge le mouvement et le déplacement, il pose la question de la valeur de nos gestes et de nos vies. En France, on dit qu'il ne faut pas mélanger les torchons avec les serviettes. Les usés et les aisés donc ! Dans mon travail je pose l'hypothèse d'une rencontre qui neutralise cette séparation, un enjeu très actuel », conclut la jeune artiste.

Randa Maddah : « Rémanence Retour » (détail), leporello, linogravure, 32,5 x 526 cm, 2021. Courtoisie de l’artiste

Le parcours se termine par une œuvre imaginée par le photojournaliste irakien Ali Arkady. Diplômé des Beaux-Arts de Paris en 2022, il découvre d’anciennes pierres lithographiques abandonnées, et il est fasciné par ces vestiges, à qui il donne une nouvelle existence dans sa monolithograhie (impression d’une image photographique sur une pierre monolithe). « La pierre porte le poids de l’histoire et connaît un processus de transformation qui fait écho à la photographie des déplacés de Mossoul, habités par une narration personnelle qui rejoint celle de tous ceux qui connaissent des expériences de dislocation et de survie. La technique de la monolithograhie est symbolique de la reconstruction du passé, elle propose un pont entre les fragments brisés de l’histoire et l’expérience humaine de la perte », analyse Ali Arkady. Les débris à la fois tranchants et stylisés qui terminent la visite semblent accueillir aussi dans leur humilité les brisures que charrient avec eux les visiteurs.

Les artistes exposés

Majd Abdel Hamid, Rada Akbar, Bissane al-Charif, Ali Arkady, Cathryn Boch, Tirdad Hashemi, Fati Khademi, Sara Kontar, Nge Lay, Randa Maddah, May Murad, Armineh Negahdari, Hadi Rahnaward, Maha Yammine, Misha Zavalniy, ainsi que Azza Abo Rebieh, Aung Ko.

« Les exilés franchissent les frontières, brisent les barrières de la pensée et de l’expérience », écrit Edward Saïd dans Réflexion sur l’exil et autres essais. « Dislocations » convoque quinze artistes, de générations et d’origines différentes (Afghanistan, France, Irak, Iran, Liban, Libye, Myanmar, Palestine, Ukraine) dont la création s’inscrit dans une dialectique de...

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