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Lifestyle - Héritage

Dans le village libanais de Kouachra, les habitants parlent encore le turc ottoman

Alors que l’arabe et l’anglais prennent le dessus, les villageois de ce coin éloigné du Akkar pourront-ils maintenir leur tradition linguistique vivante ?

Dans le village libanais de Kouachra, les habitants parlent encore le turc ottoman

Un étudiant suit des cours de turc à Aïdamoun, un autre village du Akkar où la présence turkmène est importante. Photo João Sousa

Le long d’une route de montagne sinueuse qui mène au Akkar, au Liban-Nord, se niche un minuscule village parsemé d’emblèmes turcs que l’on retrouve sur les panneaux indicateurs et les enseignes des magasins, sur les inscriptions des mosquées et des écoles publiques, et surtout au sommet d’un monument surmonté des drapeaux libanais et turc.

Et ce n’est pas tout. Dans les maisons et les magasins locaux, les habitants parlent encore la langue turque, même si leur nombre diminue. Kouachra, qui ne compte que 2 800 habitants, a la particularité d’être l’un des rares villages turcophones du Liban, vestige de quatre siècles de domination ottomane. Une domination qui a duré du début des années 1500 jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale en 1918. Elle trouve encore écho dans la cuisine, les coutumes et même les codes juridiques contemporains du Liban.

Un panneau de signalisation avec des écritures arabes, turques et françaises. Photo João Sousa

Un peu d’histoire

Centré sur Constantinople, l’Empire ottoman s’étendait à son apogée sur trois continents. Contrairement à la France et à la Grande-Bretagne impériales, les Turcs n’ont pas insisté sur le transfert de la langue à leurs sujets. Mais à Kouachra, certains indices montrent ce à quoi le Liban aurait pu ressembler s’il avait hérité de cette langue.

« Kouachra a été fondée il y a environ 420 ans », explique le moukhtar Mohammad Karim à L’Orient Today. Selon la légende locale, « il y avait un conflit entre Beit (maison de) Merheb et Beit Jaafar », des chefs ottomans libanais féodaux. Alors la Turquie a envoyé des mura’abin, des agents du renseignement, « pour voir qui empiétait sur qui », précise-t-il.

« Ces mura’abin ont fondé Kouachra et sont devenus libanais à la chute de l’Empire ottoman. » Mais personne ne sait avec certitude comment cette communauté turque s’est formée. « Ce n’est écrit nulle part », dit Karim. Certains historiens pensent que les villages turcs du Liban pourraient provenir des bases logistiques de l’armée ottomane dans la région, peut-être établies à l’époque de la campagne du sultan Sélim Ier en Égypte dans les années 1500.

Pour mémoire

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Outre la langue turque qui reste une sorte de vestige du passé ottoman de Kouachra, les habitants affirment qu’ils sont culturellement libanais. « Nos traditions et nos coutumes sont libanaises. Les coutumes turques et libanaises sont de toute façon similaires », explique Mohammad Karim. Il y a quelques générations, la situation était peut-être différente. Tout le monde parlait turc et les « mariages extracommunautaires » étaient très mal vus.

« À Kouachra, les personnes âgées ont du mal à parler arabe », selon Gulay, 32 ans, la fille de Mohammad Karim. Elles font encore des erreurs de grammaire et inversent le masculin et le féminin. « Aujourd’hui, les enfants comprennent le turc mais ne le parlent pas vraiment, car ils ne le pratiquent pas assez », explique-t-elle. Son nom est d’origine turque et elle-même parle couramment le turc. Pour d’autres jeunes, les choses ont changé au cours des dernières décennies. Aujourd’hui, ils « se donnent et se prennent en mariage de l’extérieur », confie son père.

Le maire de Kouachra, Mohammad Karim, en décembre 2023. Photo João Sousa

Un lien étrange

En 1989, Mohammad Karim était un jeune ingénieur servant dans l’armée libanaise. « Un jour, un événement protocolaire a eu lieu », raconte Gulay, en s’appuyant sur la tradition familiale. « Mon père et son cousin étaient présents et le consul turc passait par là. Il a remarqué que mon père et mon oncle parlaient le turc ottoman. Surpris, il s’est écrié : “Ne bougez pas !” Puis il est parti et a invité l’ambassadeur turc Ibrahim Dicleli à les rencontrer. »

« L’ambassadeur était incrédule. Il était en larmes et leur a demandé de venir s’asseoir avec lui. En cette année, les relations entre la Turquie et le Liban étaient tendues, car la Syrie exerçait toujours une influence sur le Liban », ajoute-t-elle. L’ambassadeur aurait rendu visite à Kouachra peu de temps après. « Ils ont retrouvé leurs frères perdus de vue depuis longtemps. C’est désormais un protocole. Tous les ambassadeurs turcs se rendent à Kouachra et à Aïdamoun », un autre village turcophone du Akkar. Aujourd’hui, la Turquie entretient des liens étroits avec les villages turcophones du Liban et leur fournit des aides. Elle a permis à Kouachra de rénover et construire ses écoles, une mosquée et une pompe à eau fonctionnant à l’énergie solaire.

Les drapeaux turc et libanais côte à côte, au sommet d’un monument à l’entrée du village. Photo João Sousa

Préserver la tradition linguistique

Gulay s’est récemment installée à Stuttgart, en Allemagne, où elle travaille dans une société germano-turque de distribution de câbles. Elle a étudié les relations internationales et la diplomatie à l’Université d’Ankara, une opportunité facilitée par le fait qu’elle parlait turc. « En grandissant, nous parlions turc à la maison et regardions la télévision turque », explique-t-elle. Les Turkmènes du Liban apprennent la langue de manière informelle, à la maison, depuis la fin de l’Empire ottoman. « C’est pourquoi en 2010 nous avons demandé un professeur de langue », explique-t-elle.

« Les Turcs de Turquie nous comprennent. Mais leur grammaire et leur vocabulaire sont modernes ; ils sont différents de l’ancienne version parlée à Kouachra. Le turc ottoman était différent du turc moderne. La langue est la principale chose qui maintient les gens en contact avec leur culture, leurs racines et leurs traditions. Si la langue disparaît, tout disparaît », ajoute-t-elle.

Aujourd’hui, les parents parlent moins le turc à leurs enfants, afin que cela « n’ait pas d’effet négatif sur eux à l’école », explique le moukhtar. « C’est comme si on inscrivait une personne étrangère dans une école arabe », note-t-il en rappelant les difficultés rencontrées par les élèves turcophones dans le système scolaire libanais il y a une ou deux générations.

Le directeur du lycée public de Kouachra, Khaled Abdel Ghani Ismaïl, fait partie de ceux qui ont dû faire face à la différence de langue lorsqu’il était plus jeune. Il se souvient qu’il ne connaissait pas l’arabe lorsqu’il est entré à l’école et qu’on se moquait de lui à cause de cela.

Le ministère turc de la Culture envoie désormais un professeur de turc pour améliorer et préserver la langue à Kouachra. L’enseignant actuel du village, Ömer Kurtoglu, donne des cours supplémentaires à l’école publique.

« Au Liban, on parle le turc ottoman... Le turc de Kouachra est plus proche du turc azéri (azerbaïdjanais). Ils utilisent encore l’écriture arabe », explique Ömer Kurtoglu. L’administration turque d’après-guerre a remplacé l’alphabet arabe par l’alphabet latin en 1928, après la dissolution du califat ottoman et la proclamation de la République moderne de Turquie, sous la direction de Mustafa Kemal Atatürk, cinq ans plus tard.

Ömer Kurtoglu enseigne actuellement la langue quatre fois par semaine à trois groupes d’âge différents, et bénéficie d’un contrat annuel renouvelable. Cependant, les cours de turc sont dispensés en dehors du programme officiel de l’école. Le directeur, Khaled Ismaïl, a demandé à plusieurs reprises au ministère de l’Éducation nationale d’ajouter le turc aux langues pouvant être enseignées dans les écoles libanaises, mais sans succès jusqu’à présent.

Pour l’instant, l’enseignant affirme que « ce sont les personnes âgées du village qui parlent le mieux le turc. Surtout les femmes (...) Elles utilisent des mots anciens qui ont changé dans le dialecte moderne. Mais c’est compréhensible. La plupart des jeunes ne le parlent pas ».

« La coutume voulait que les jeunes filles mariées passent une soirée au henné. En Turquie, cela se fait encore. C’était aussi le cas à Kouachra. Mais aujourd’hui, cette coutume est en recul, même en Turquie, avec la modernisation. Elle était plus rurale, aujourd’hui elle s’urbanise. »

La circoncision était également une étape importante. « Ils organisaient des fêtes à cette occasion. Cette pratique était aussi célébrée à Kouachra, mais cela a presque disparu. »

Gulay affirme enfin qu’elle transmet la langue turque à son fils, avec qui elle parle à la fois turc et arabe. « À bien des égards, les femmes sont les principales représentantes et porteuses de la culture, explique-t-elle. Et c’est à elles qu’il incombe de la transmettre aux enfants. C’est notre amané (notre legs). C’est entre nos mains. »

Cet article a été publié en anglais dans L’Orient Today le 8 mars

Le long d’une route de montagne sinueuse qui mène au Akkar, au Liban-Nord, se niche un minuscule village parsemé d’emblèmes turcs que l’on retrouve sur les panneaux indicateurs et les enseignes des magasins, sur les inscriptions des mosquées et des écoles publiques, et surtout au sommet d’un monument surmonté des drapeaux libanais et turc. Et ce n’est pas tout. Dans les maisons et...

commentaires (7)

Avez-vous par hasard changé votre charte de modération et de nouveau au lieu que le lecteur ne commente l 'article du journal, il commente la réaction d 'un autre lecteur ? Merci .

Antoine Sabbagha

10 h 00, le 16 mars 2024

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Commentaires (7)

  • Avez-vous par hasard changé votre charte de modération et de nouveau au lieu que le lecteur ne commente l 'article du journal, il commente la réaction d 'un autre lecteur ? Merci .

    Antoine Sabbagha

    10 h 00, le 16 mars 2024

  • Une tesselle précieuse qui illumine notre mosaïque, merci pour cet article qui esquisse une physionomie colorée de notre Liban infiniment pluriel dont le patrimoine vivant n'a pas d'équivalent.

    stop béton

    06 h 01, le 09 mars 2024

  • Plusieurs familles sont probablement d’origine turque mais se sont arabisées et qu’on reconnaît encore grâce au nom comme les Doughan (Dogan), les Ghoul (Gul), les Tutunji (les noms finissant par ji ou gi indiquant la profession et celles finissant par li indiquant l’origine géographique comme les Antabli de 3antab, Mar3achli de Mar3ach), les hadji-xx, les khoja, etc. Les populations étaient mobiles et les frontières inexistantes. On a tendance à l’oublier dans notre monde morcelé.

    Michael

    03 h 25, le 09 mars 2024

  • Le patrimoine de l’époque ottomane elle-même , n’avait d’ailleurs en ce temps là aucun sens .Ce village ,bizarre , en fait exception .

    Antoine Sabbagha

    18 h 45, le 08 mars 2024

  • Interessant. Merci pour cet article et découverte ( en tout cas, je parle pour moi) Un article interessant ayant une "plus value" qui enrichit notre culture et notre savoir.

    LE FRANCOPHONE

    17 h 12, le 08 mars 2024

  • C’est dommage que cet article manque de rigueur historique et scientifique. Tantôt on qualifiée le langage de ce village de turc ottoman et tantôt on le rapproche de l’azéri. On passe absolument sous silence, que de nombreuses tribus Turkmènes se sont installées au Liban au cours des siècles : certaines se sont complètement arabisées , et d’autres ont pu conserver leur langue d’origine. Qu’il y ait eu, par la suite, récupération par la diplomatie turque, cela est indéniable.

    Tomb Roland

    14 h 08, le 08 mars 2024

  • J'espère qu'ils ont préserver la tradition de la délicieuse crème glacée turque...

    Wlek Sanferlou

    13 h 59, le 08 mars 2024

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