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Lifestyle - Street-art

Fresques de la révolte d’octobre 2019 :  les points communs entre Bagdad et Beyrouth

Sans prétendre à l’exhaustivité et dans l’impossibilité, pour l’heure, de procéder à une sociologie des faiseurs d’images opérant, pour la plupart, dans l'anonymat, Caecilia Pieri s’est concentrée sur l’iconographie de la contestation résumant l’essence même de l’esprit des manifestants irakiens et libanais d’octobre 2019.

Fresques de la révolte d’octobre 2019 :  les points communs entre Bagdad et Beyrouth

Un parallèle intéressant entre les rues de Bagdad et de Beyrouth après la révolution de 2019. Photo Caecilia Pieri

2019 a été une année de protestations de masse dans le monde entier. De Hong Kong au Chili en passant par l'Iran, le Liban, l'Irak, la Catalogne, la Bolivie, l'Équateur et la Colombie, etc., des centaines de milliers de personnes en colère sont descendues dans la rue. Elles avaient des revendications, des méthodes et des causes différentes – inégalités, injustice ou dissidence politique. Bien que ces manifestants soient séparés par des milliers de kilomètres, les modes de protestation avaient des points communs, notamment en Irak et au Liban.

Ancienne responsable de l’Observatoire urbain du Proche-Orient, directrice du programme de recherche « Patrimoines en guerre autour de la Méditerranée (IFPO/AUF) en 2015-2017, membre du programme Cedre sur la production urbaine à Beyrouth et coordinatrice pédagogique du programme IFPO Agir-Hifaz (collaboration avec l’Université de Mossoul, Irak, et de Salahaddin-University, Erbil, Kurdistan d’Irak), Caecilia Pieri s’est penchée, pour L’Orient-Le Jour, sur une étude comparative des graffitis et fresques observés lors de la rébellion menée à Beyrouth et à Bagdad où elle a effectué plus de vingt séjours entre 2003 et 2020.

Le peuple au-delà des fractures confessionnelles. Photo Caecilia Pieri

De la place al-Tahrir à celle des Martyrs, la parole au peuple

Début octobre 2019, quelques jours avant que la thaoura n’enflamme le Liban, la place al-Tahrir (place de la Libération) à Bagdad devient le « cœur battant » de la contestation irakienne. Des milliers de jeunes en colère manifestent contre la corruption, le chômage et contre une classe politique perçue comme totalement déconnectée de la société civile. Le 17 octobre de la même année, la place des Martyrs au centre-ville de Beyrouth devient l’épicentre de manifestations massives, dénonçant la classe politique accusée de corruption, de mauvaises gestions des finances publiques et la jugeant responsable de la pire crise économique que connaît le pays.

Appareil photo en main, Caecilia Pieri a immortalisé les « fresques » réalisées par les manifestants de Bagdad, ainsi que les graffitis et dessins de Beyrouth. « Des peintures plus populaires dans la capitale irakienne, plus street-art à Beyrouth », observe-t-elle. « La différence la plus importante réside toutefois dans la violence de la répression sanglante à Bagdad, relève Mme Pieri. D'où l’aspect le plus frappant et quantitativement important de ces fresques qui consiste en l’exaltation tragique des shuhada’ (martyrs), des centaines de jeunes gens tués au cours de la répression entre octobre et décembre 2019. » Elle ajoute, en substance, que cette expression figurative omniprésente s’inscrit nettement dans le registre de la martyrologie chiite et se double d’un registre plus large, où la Vierge Marie, symbole de pureté révéré autant par les musulmans que par les chrétiens, voisine avec les portraits de jeunes morts irakiens, ceux de Jésus, martyr universel, et de Hussein, le premier martyr de l’histoire musulmane chiite.

Toutefois, « on ne voit aucune caricature ad hominem à Bagdad. La peur, sans doute », selon Mme Pieri. Par contre, à Beyrouth, les caricatures sont déclinées avec audace et provocation. Elles tournent en dérision toute la classe dirigeante ainsi que le président Michel Aoun donnant, à titre d’exemple, sa conférence en direct de la planète Mars, ou criant dans un mégaphone « Go out », à l’adresse des contestataires. Ou encore Gebran Bassil épluchant une orange pourrie.

La révolte des jeunes sous ses différentes formes à Beyrouth et Bagdad. Photo Caecilia Pieri

Le poing levé

Pour leur part, les graffitis irakiens mettent en exergue le personnel soignant, des vieux handicapés, des bénévoles anonymes et le tuk-tuk, triporteur apte à se faufiler dans la foule pour transporter les blessés en urgence dans les hôpitaux. « Parfois représenté avec des ailes qui illustrent sa rapidité, le tuk-tuk gagne de ce fait un statut d’authentique héros populaire quelque part entre l’ange sauveur et le modeste buraq (cheval ailé du prophète Mahomet, NLDR). »

L’ex-responsable de l’Observatoire urbain du Proche-Orient constate d’autre part un nombre de points communs entre les graffitis qui habillent les murs des places al-Tahrir et Martyrs : le poing levé symbolisant la révolte  ; le V de la victoire  ; la main (de Roula Abdo) qui force symboliquement une ouverture sur le mur érigé autour du Parlement libanais pour éloigner les manifestants, une fresque qui a été partagée des milliers de fois sur les réseaux sociaux. Et celle illustrant l’espoir d’« un nouvel Irak » : le rideau tiré à la main qui s'ouvre sur un espace de liberté. Librement inspiré de Banksy.

La main du destin. Photo Caecilia Pieri

En commun également, l’inscription du mot « Chaab » (peuple) décliné sous toutes ses formes pour exprimer la force et la solidarité. Ainsi, la fresque de l’arche réalisée par « un groupe mixte de peintres dont certains noms sont chiites », comme le souligne Mme Pieri, associe notamment la grande mosquée de Samarra, joyau de l’art abbasside, le sanctuaire sabéen de Bagdad et l’église catholique-syriaque Notre-Dame de l’Intercession de Bagdad, visée par un attentat meurtrier à Noël 2010. L’affichage – peut-être tactique – d’une volonté d’union chiites-chrétiens utilise en abondance les figures de Marie et de Jésus, également révérées par les deux communautés. « Il souligne en tout cas une unité bienvenue dans la lutte contre les grands maux : confessionnalisme, enlèvements, partis, Daech, semaine sanglante, colis piégés, etc.

Le thème de la colombe qui appelle ainsi à l’unité au-delà des fractures confessionnelles est présent partout. Néanmoins, Caecilia Pieri souligne qu’à Bagdad, on repère de nombreuses variantes du poing levé, « tantôt stylisé, tantôt réaliste, tantôt style manga, brandissant le drapeau irakien ou intégrant la silhouette du pays mais aussi des références picturales internationales, de la grande révolution soviétique d’octobre 1917 à la récupération du street-artiste britannique Bansky. Un lien est ainsi établi entre tous les opprimés et leurs révoltes, puisque même la petite fille au ballon a été créée à l’origine sur le mur de séparation israélien à Bethléem, en Palestine ».

Le rôle des femmes à Beyrouth et Bagdad. Photo Caecilia Pieri

Quand les femmes crient leur colère

Les femmes portant haut et fort leur voix pour réclamer leurs droits ont été des actrices incontournables de la rébellion, tant à Bagdad qu’à Beyrouth. Dans la capitale irakienne, leur présence « massive et inédite se reflète dans l’expression figurative de la révolution », selon Mme Pieri.

Aux côtés de l’affiche de « Rosie la riveteuse », image symbole de l’émancipation des femmes, ou de celle d’Howard Miller (1942) représentant une femme montrant « ses biceps » (« We can do it »), les Irakiennes, âges et catégories sociales confondus, sont représentées en abaya traditionnelle ou en jeans et débardeur décolleté, en infirmières ou en militantes, en héroïnes, en groupes souvent mixtes, toujours en mouvement et au centre de multiples scènes, réalistes, composites ou imaginaires », relève Pieri. Fait symbolique : à l’encontre de l’usage (patriarcal) officiel, le principal martyr de 2019 a été surnommé « ibn Thawna », du nom de sa mère et non de celui de son père.

Les Libanaises sont représentées aussi bien comme des anges ou des muses, avec des ailes, et liées à la colombe de la paix, que comme la jeune femme assénant un coup de pied à l’entrecuisse d’un homme armé (en référence à une confrontation entre des manifestants et le convoi d’un ministre dont le convoi se trouve bloqué par les manifestants). Ce qui a engendré le slogan : « Plus rien ne me fait peur, ma femme est libanaise. » Le mouvement tel qu’il fut vécu en 2019-2020 aura représenté le rêve qu’ils ont tous eu sans pour autant se réaliser.

Les élections législatives au Liban en mai 2022 ont vu la plupart des ministres en poste depuis la fin de la guerre civile reconduits.

2019 a été une année de protestations de masse dans le monde entier. De Hong Kong au Chili en passant par l'Iran, le Liban, l'Irak, la Catalogne, la Bolivie, l'Équateur et la Colombie, etc., des centaines de milliers de personnes en colère sont descendues dans la rue. Elles avaient des revendications, des méthodes et des causes différentes – inégalités, injustice ou dissidence...

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