
Une affiche électorale à l'effigie du président syrien Bachar el-Assad, à Douma, en Syrie, le 26 mai 2021. Mikhail Voskresenskiy/Sputnik via AFP
Lorsque j’arrive avant la tombée de la nuit à Chtaura, tout près de la frontière libano-syrienne, je suis saisie d’émotions. Après neuf années passées loin de mon pays, je vais enfin pouvoir rentrer, même brièvement chez moi, et revoir ma famille. Le chauffeur du taxi, qui connaît par cœur les démarches officielles à la frontière, s’occupe de changer mes euros en dollars. Il s’absente brièvement pour revenir avec des billets verts accompagnés d’un bout de papier où des numéros sont inscrits. Première d’une longue série de surprises. « Ces numéros sont très importants, garde-les, ils prouvent que ce n’est pas des faux billets », lance-t-il. Plus loin, nous nous arrêtons dans une supérette, cette fois-ci pour obtenir des livres syriennes. Le chauffeur prend quelques dollars et revient avec un sac en plastique plutôt lourd. Me voyant de nouveau stupéfaite, il explique : le sac contient des millions de livres syriennes. À l’intérieur, un autre bout de papier indique le nombre de liasses.
Pour la première fois, je vois et touche le billet de 2 000 livres, introduit en 2017 et signe d’une inflation qui n’a fait que s’aggraver au fil des années. Sur le billet, le visage tout sourire de Bachar el-Assad. J’ai l’impression de sombrer. D’être vaincue, trahie. Le chauffeur prend le temps de m’expliquer la valeur ridicule de chaque billet, mais plus rien ne s’imprime dans ma tête. Avant même de traverser la frontière, j’ai déjà perdu tous mes repères. Pourtant, de la Syrie, j’ai connu la destruction provoquée par la guerre. Je n’en suis pas partie, parce que j’étais recherchée, n’ayant pas activement participé au soulèvement de 2011, peut-être par lâcheté, me dis-je parfois. Des années plus tard, parmi les raisons de mon départ, il y a néanmoins mon opposition à ce régime qui nous a menés droit dans le mur et le refus d’être complice de la dévastation, par ma simple présence dans un quartier d’où les chars de l’armée visent l’opposition. À mon retour, ce n’est donc pas l’ampleur des gravats qui risque de me choquer. Mais très vite, je réalise que le pays dans lequel je reviens a sombré dans une obscurité bien plus noire que pendant les années de combat. Je me dis que ce trajet n’est pas un retour vers un passé qui n’existe plus, mais la redécouverte d’un pays que je ne reconnais plus. Interrompant mes réflexions existentielles, le chauffeur s’enquiert : « Tu as de la famille à Damas ? » À ma réponse affirmative, il me recommande de leur acheter de l’huile de tournesol. Nouveau haussement d’épaules : « Regarde, tout le monde en vend ici, car c’est moins cher qu’en Syrie. Certains viennent même en acheter pour les revendre au pays. » Je suis son conseil. Plus loin, il s’arrête devant un chariot ambulant. Il me fait acheter des kilos de bananes d’un vendeur syrien coiffé d’un keffieh rouge : « Crois-moi, les enfants seront très contents, tu verras en arrivant à quel point les choses sont devenues chères. » Avant d’arriver au barrage de l’armée syrienne, il retire de ma valise tout emballage susceptible d’attiser l’appétit vorace des soldats. Et me glisse un dernier conseil : « Quand on arrive au poste-frontière, ferme tes yeux, fais semblant de dormir et laisse-moi faire… »
« Il y a encore quelqu’un qui pleure Damas… »
À la frontière syrienne, la première chose qui m’attend est la photo du président. En petit format sur les murs des fonctionnaires du poste frontalier, où mon passeport français est tamponné pour la première fois avec un visa syrien. Plus tard, je verrai son portrait dans tous les formats imaginables affichés dans les rues, où il apparaît plus médiocre que jamais. Car c’est auréolé d’obscurité que son effigie surgit çà et là, dans une Syrie que je redécouvre dès la frontière complètement noire en raison des coupures permanentes d’électricité.
« Bonsoir respecté », dit le chauffeur au soldat syrien du checkpoint, sortant son bras de la vitre pour placer quelque chose dans sa main. Un geste banal, atavique. Quelques billets ou paquets de cigarettes de bonne qualité. Rien de bien étonnant pour nous autres syriens. Je n’en suis pas moins surprise à mesure que les barrages se multiplient, malgré l’image d’un pays en paix que vend désormais le régime : nous en passerons huit avant d’arriver au centre de Damas. À chacun d’entre eux, des hommes dont le métier est de « recevoir »… et d’ouvrir le coffre avec une rapidité proportionnelle à la générosité du chauffeur.
Plongée dans le noir à mon arrivée, Damas est méconnaissable. Dans ce royaume des ombres, mes yeux cherchent un repère du passé. Je ne vois rien à part l’asphalte éclairé par les phares du taxi et les silhouettes d’une montagne ou d’une colline. Pourtant, l’espace d’un instant, un sentiment d’extase m’envahit. J’ai réussi à revenir ! Aussitôt balayé par le malaise de ne pas reconnaître le petit territoire obscur et dévasté dans lequel je m’aventure. Enfin, le mur de la vieille ville se dresse. J’ai passé dans ses différents quartiers les plus beaux moments de ma vie. En voyant son rempart plongé dans les ténèbres, je fonds en larmes et laisse exploser toute la tension des derniers jours. Passé quelques minutes, le chauffeur gare la voiture et revient avec des mouchoirs : « C’est bien, il y a encore quelqu’un qui pleure Damas… »
« Ô Syrie, misérable / comme un os dans la gueule d’un chien / Ô Syrie, cruelle / Comme le scalpel dans la main d’un chirurgien »... Ces bribes du poème Syrie de Riad Saleh al-Hussein me viennent à l’esprit en plein désordre émotionnel. Mais vite, dans peu de temps, j’arrive chez ma sœur et dois tout faire pour me débarrasser de ces yeux rouges et de ce visage gonflé. « Nous sommes votre progéniture », poursuit le poème, fataliste.
Entre appréhension et bonheur
Une rue large, vide et sombre. Deux gamins m’attendent sans me reconnaître. Ils s’étonnent de la joie de leur mère en me voyant arriver. Ils sont grands, ils sont vrais, ils sont là. Enfin, ce n’est pas à travers l’écran que je peux voir les visages émus de mes neveux. Ils se laissent prendre dans les bras de leur tante pour la première fois.
Au réveil, je me lance dans un nouveau trajet rempli de doutes vers ma ville natale. Sur la route presque déserte pour retrouver mes parents, je me demande si je ne reconnais plus ce paysage dénué d’arbres parce que je viens d’Europe ou tout est devenu plus sec en mon absence. Le comité d’accueil est si nombreux qu’il m’est impossible d’avoir un contact visuel avec chacun. Des corps m’enserrent longuement, tendrement et, soudain, je reviens à la vie, au moment présent, je reprends confiance dans le monde et m’abandonne dans la joie des retrouvailles. La maison n’a pas beaucoup changé, si ce n’est l’usure. La réglisse et le jasmin plantés par ma mère ont beaucoup poussé. À l'intérieur, les poignées des portes et des robinets presque tous hors d’usage. Les assiettes en inox, le couteau jaune fétiche de ma mère, les grands pots de « makdous » dont je me régale à chaque repas. À partir de ce moment, je ne serai jamais seule. Vingt-trois jours à vivre en communauté dans les grandes pièces communes de la maison. Je retrouve aussi peu ou prou notre quartier tel que je l’avais laissé. Quelques rues ont été déblayées, mais les traces de destruction sont toujours visibles. De nouveaux petits commerces, supérettes ou chariots ambulants sont apparus, presque tous ouverts par mes proches pour gagner de quoi survivre.
Car dans cette Syrie en faillite, la vie se résume désormais à une chose : trouver le moyen de se nourrir. Je passe les soirées avec les jeunes qui rêvent de la quitter. J’écoute leurs complaintes permanentes, je découvre à quel point ils manquent de tout. Les nuits, je contemple un ciel constellé d’étoiles, plus brillantes que jamais en raison de l’absence de courant. Un cadre d’une extrême beauté, rendant plus douces les scènes de misère quotidiennes. Souvent, ce tableau rassérénant est entrecoupé des bruits sourds d’explosions. Et le matin, chacun y va de sa supposition. Certains devinent un tremblement de terre, d’autres sont persuadés qu’il s’agit d’une nouvelle frappe israélienne. Tous sont condamnés à jouer aux devinettes, les informations étant rares et les esprits, lassés par les années de guerre, plus tournés vers la recherche de services de base.
Dans ces longues heures de latence et de repli sur soi, je retrouve le goût des choses simples. Mes journées sont ainsi remplies par les bons plats de ma mère, les beaux sourires de mes sœurs et les gestes routiniers de mon père, le keffieh sur la tête et la grande veste en peau de mouton sur les épaules. Mais aussi, la cueillette des olives ou les visites permanentes, par devoir, et pour féliciter mes parents que je sois saine et sauve après toutes ces années…
Et puis il y a ces moments qui cristallisent intensément tous les changements sociaux, historiques et géopolitiques ayant eu lieu durant mon absence. Un jour, une amie de ma sœur raconte ses difficultés en tant qu’enseignante dans une école de banlieue. Soudain, elle me demande : « Si je te disais qu’un parti a payé un petit bonus à un enseignant sous-payé pour qu’il surveille des étudiants lors des examens, de quel “parti” s’agit-il ? Sans l’ombre d’une hésitation, je réponds le parti “Baas”. Elle éclate de rire. Et non, il s’agit du Hezbollah ! »
Par Wahiba MULLA ALI
*L’autrice écrit à titre exceptionnel sous pseudonyme pour des raisons de sécurité.
La Syrie est-elle une Nation ? Qu'est qui pourrait unir ou réunir la Syrie ? Ce qui fait une Nation c'est le sens commun, collectif. La plus vieille et authentique Nation au monde fut la France né d'un baptême, et dont l'âme et l'essence se confondaient avec la vraie foi catholique. Plus qu'une Nation ce fut la civilisation qui connaîtra son apogée jusqu'à une Révolution qui la brisa et continue aujourd'hui de la détruire avec sa laïcité. Le Liban aurait pû devenir une nation, majoritairement chrétienne mais pas exclusivement. C'est devenu la Syrie.
14 h 21, le 05 février 2024