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Kaliningrad, tréfonds de l’Europe

Kaliningrad, tréfonds de l’Europe

D.R.

L’enclave de Kaliningrad a au moins trois spécificités : la première est d’avoir mille ans de passé germanique et seulement 50 ans d’histoire russe. La deuxième, d’être un territoire russe au sein de l’Union européenne. Et la troisième, pas moins extraordinaire, de n’avoir pas été débaptisée, à la différence de Léningrad et Stalingrad  ; elle porte donc encore le sinistre nom d’un haut dignitaire du stalinisme, Mikhaïl Kalinin, qui fut non seulement président du Soviet suprême de 1938 à 1946, mais un criminel de guerre des plus sanguinaires – il organisa le massacre de l’intelligentsia polonaise à Katyn, en 1942 – et un lâche absolu au point de laisser, sans broncher, sa femme être déportée par Staline au Goulag pour ne pas risquer de lui déplaire.

On peut ajouter que la ville, aujourd’hui grand port militaire russe sur la Baltique, s’appelait jusqu’à 1945 Königsberg, qu’elle était considérée comme le « joyau » de la Prusse-Orientale, qu’elle fut vice-capitale royale avec Berlin et la ville natale d’Emmanuel Kant qui, jamais, ne la quitta et y mourut. Enfin, qu’après la Seconde guerre mondiale, la nombreuse population allemande, environ un demi-million d’habitants, de l’enclave fut chassée jusqu’au dernier individu et remplacée par d’autres, souvent venues des marges de la Russie, qui n’avaient jamais eu, par le passé, le moindre lien avec le territoire où elles allaient s’installer. Soit « le plus formidable remplacement de population qu’a connu l’humanité ». Si la ville n’avait pas connu une telle tragédie, on aurait pu rire de la formule de Hitler la qualifiant de « bastion imprenable de l’âme allemande ».

C’est dans cette Kaliningrad qu’un adolescent, surnommé « Le Gris », doit se rendre pour porter le message d’un vieux mafieux emprisonné qui l’avait pris sous sa protection lorsqu’il purgeait sa peine dans une dangereuse et éprouvante prison. On le suit donc à travers l’enclave.

L’histoire commence en 1991, au moment où l’URSS s’écroule et se métamorphose. Ses habitants découvrent ce dont ils avaient été depuis toujours privés : la liberté. Si certains ne savent pas quoi en faire, d’autres se montrent très vite capables d’en profiter, voire d’en abuser de toutes les façons.

Le Gris n’est pas un ange. S’il est allé en prison, c’est parce qu’il castagne méchamment et vole tout autant. Il est même passé pas loin d’un viol. C’est un chien sans collier, mais un chien hargneux, souvent méchant. À peine sorti, la nouvelle liberté que connaît la Russie ne l’émeut guère. Elle est pour lui l’occasion de récidiver tant et plus sur le chemin de Kaliningrad, puis de Sovietsk, où il espère retrouver sa mère et sa petite amie. Il y va fort, trahissant ses bienfaiteurs, cognant les filles, même celles qui l’ont aidé à se sortir de situations difficiles. Parfois, il s’abandonne à quelques scrupules mais la rédemption ne dure guère.

À travers toute cette violence se dévoile l’URSS au moment de sa chute. Accablant, et terrible, le constat n’est pas nouveau –  prostitution, trafic d’êtres humains, pillages de toutes les ressources, kleptocratie, magouilles en tout genre, flics vénaux et mafieux… Mais cette fois, à travers l’itinéraire de l’adolescent, on découvre sa laideur, sa corruption, sa pourriture et sa décomposition à ras du bitume. Son parcours sera donc semé de chausse-trappes, affrontant tour à tour des voyous de villages, des flics pourris jusqu’à la mœlle, des trafiquants de femmes. C’était donc ça l’URSS que nous ont vantée tant d’intellectuels du monde entier.

Quant à la belle, l’orgueilleuse Königsberg qui fut une capitale de l’esprit, mais que plus personne n’appelle ainsi, elle est devenue « inhospitalière, monotone, étrange » avec « pendant des kilomètres (…), des immeubles de béton gris où l’on a entassé son petit peuple. Cinq étages, neuf étages pour les constructions les plus récentes, terres-pleins arborés et aires de jeux pour les enfants des travailleurs méritants. »

Finalement, cette découverte de la liberté qui sert de trame au récit permettra à l’adolescent de se découvrir, puis de se libérer de ce qu’il était. D’un point de vue plus général, elle conduira l’URSS à l’éclatement, puis à Eltsine, et enfin à Poutine, c’est-à-dire à un nouvel enfermement. La Russie n’est-elle pas prête à l’accueillir ? Comme le dira un participant à une fête complètement folle, « c’est fini mon pote la liberté ! C’est comme le communisme, c’est des idéaux du passé. Maintenant, ce qui compte, c’est la consommation, c’est le fric. Ceux qui croient encore à la liberté se feront piétiner, crois-moi. Si tu veux être quelqu’un, sois riche, pas libre ! »

Bien servi par un style nerveux, L’Enclave est une traversée initiatique de cette partie de l’Europe qui « se casse la gueule » mais où la guerre pourrait cependant resurgir un jour ou l’autre – le régime russe voudrait créer un corridor terrestre en Pologne pour relier la ville au reste de la Russie. Mais, à la différence des deux précédents livres de l’auteur – il est le correspondant du quotidien Le Monde à Moscou –, dont le remarquable Donbass (Les Arènes, 2020  ; Le Livre de poche, 2021), il lui manque une véritable intrigue pour s’imposer comme roman. Le voyage à Kalingrad n’en vaut pas moins le détour.

L’Enclave de Benoît Vitkine, Les Arènes, 2024, 188 p.

L’enclave de Kaliningrad a au moins trois spécificités : la première est d’avoir mille ans de passé germanique et seulement 50 ans d’histoire russe. La deuxième, d’être un territoire russe au sein de l’Union européenne. Et la troisième, pas moins extraordinaire, de n’avoir pas été débaptisée, à la différence de Léningrad et Stalingrad  ; elle porte...

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