Critiques littéraires Essais

Lenoir et l’enchantement du monde

Lenoir et l’enchantement du monde

© Pascal Ito

Sapiens, cet Homo spiritus incurable, consacre sa vie à symboliser l’existence, que ce soit pour se protéger des préoccupations qui le tourmentent ou pour témoigner de son émerveillement dans ce monde énigmatique. Il transcende simultanément sa solitude et sa communication, qu’elle soit réelle ou imaginaire, avec tout ce qui l’entoure, s’imprégnant des êtres et des impressions qui l’ébranlent. Ce faisant, il révèle de différentes manières sa rage et sa soif face à l’invisible.

Dans L’Odyssée du sacré, Frédéric Lenoir explore les traces de ce périple, de ce jeu de significations, de cette ritualisation de la mort, du temps, de l’inconnu, et de la définition de l’espace à partir de la désignation de lieux sacrés. Il souligne la corrélation entre les bouleversements de l’histoire humaine et l’évolution de notre quête du sacré qui se confond avec la recherche du sens de la vie sur notre planète. Le socio-philosophe s’emploie à harmoniser la nécessité d’une raison plurielle et accueillante, soulignant que reconnaître l’essor de l’expérience spirituelle exige la reconnaissance de son élan ultime.

En qualité de fervent restaurateur de la mémoire de la Rencontre du bouddhisme et de l’Occident, l’auteur éminent du Christ philosophe et du Miracle Spinoza s’est appliqué à sonder la complexité du réel au sein du domaine délicat de la religion et de la spiritualité, une notion précieuse pour son éminent mentor, le centenaire Edgar Morin, envers lequel il ne cesse de professer sa reconnaissance. Cette intricité du réel le conduit vers une démarche de conciliation entre le rationnel et le non-rationnel, les réinterprétant comme deux avenues de la rationalité : une raison analytique en perpétuel dialogue avec une raison intuitive et sensible, s’épanouissant dans l’expérience mystique. Cependant, selon Lenoir, « nul besoin de croire en Dieu pour faire cette expérience », embrassant ainsi la perspective d’André Comte-Sponville, tout en mettant en exergue la pertinence de la subtilité apportée par Bergson en ce qui concerne la « mystique complète », attribuée non point à la pensée grecque antique ni au bouddhisme, mais à Thérèse d’Avila et à Ramakrishna. Cette expérience requiert de manière doublée une extase grandiose, complétée par une bienveillance active envers autrui.

L’expérience de Sapiens avec le sacré constitue une exploration approfondie de son être intérieur, plongeant également dans les méandres de sa sphère d’interactions. Depuis quelques millénaires déjà, Sapiens tâtonne entre deux postures face au sacré : l’une exigeante où il attend quasi mécaniquement récompenses pour lui-même ou châtiments pour ses ennemis, au prix d’une expertise dans les techniques de la magie  ; et une autre attitude résolument dévotionnelle où il n’espère une réponse du surnaturel que sous le mode de la grâce. Comme l’explicite Lenoir, il n’est pas toujours aisé de démêler ces deux relations avec le sacré : la magie et la religion, même si depuis ce que l’on identifie comme l’âge axial de la révolution spirituelle, cinq siècles avant notre ère, englobant la naissance des religions du salut ainsi que de la philosophie grecque, le religieux, et plus encore le spirituel, s’est nettement appliqué à s’éloigner de la magie.

Cependant, une séparation rigide et irréversible ne saurait être établie entre les deux. L’enchantement du monde demeure au cœur de l’expérience religieuse, même si l’auteur ramène le désenchantement du monde non pas simplement à l’avènement des temps modernes et à la sécularisation, mais au monothéisme même qui a grandement dissocié Dieu de la nature.

L’Odyssée du sacré se présente également comme un plaidoyer, à travers une évaluation érudite, en faveur de la réconciliation entre la spiritualité et le naturalisme. Est-ce un retour au romantisme ? L’auteur cherche à éviter de jouer le romantisme contre les Lumières. Il se montre enclin à une écospiritualité dans laquelle s’épanouit un « être humain fragile mais libre, imparfait mais capable de s’émerveiller devant un coucher de soleil ou la naissance d’un enfant », s’opposant ainsi à toute volonté toxique de maîtriser la nature ou de réduire l’humanité à une immortalité de cyborg.

Lenoir expose son atelier philosophique aux enfants, expliquant qu’ils ont défendu l’être mortel contre les adeptes du transhumanisme prônant une vie d’une longueur indéfinie mutée au prix des nanoparticules. Il souligne néanmoins que comprendre l’expérience humaine avec le sacré va au-delà de l’approche historique, anthropologique ou philosophique de la religion, nécessitant également les sciences cognitives, la neurologie et la psychothérapie.

Les religions, selon Lenoir, se sont formées en suivant la structure du cerveau basée sur des oppositions, favorisant le tandem établi entre la protection et la punition. Le cerveau humain, en tant que « décontextualisateur », contribue à remplir nos vies de représentations métaphysiques et à attribuer des intentions à des phénomènes dépourvus de telles intentions. Sa « posture intentionnelle » nous confronte d’emblée au sacré. Or, tout dépend d’un équilibre réussi ou manqué, et les religions, bien que morales, peuvent devenir perverses. L’expérience du sacré peut enrichir notre empathie en nous rappelant nos limites, mais peut aussi restreindre cette empathie en facilitant le passage à l’acte intolérant ou agressif. L’absence de cadre normatif et affectif désoriente, mais un cadre rigide peut devenir un étau morbide.

L’Odyssée du sacré de Frédéric Lenoir, Albin Michel, 2023, 528 p.

Sapiens, cet Homo spiritus incurable, consacre sa vie à symboliser l’existence, que ce soit pour se protéger des préoccupations qui le tourmentent ou pour témoigner de son émerveillement dans ce monde énigmatique. Il transcende simultanément sa solitude et sa communication, qu’elle soit réelle ou imaginaire, avec tout ce qui l’entoure, s’imprégnant des êtres et des...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut