Pour ceux qui s’en souviennent, une nouvelle de Dino Buzzati mettait en scène un enfant tyrannisant ses camarades dans un square. Obtus et violent, l’enfant accompagné de sa mère finissait par quitter les lieux après avoir semer la discorde. Son départ provoquait alors le soulagement de toutes les mères présentes, et un fort sentiment de compassion pour la mère de jeune tyran. On lui souhaitait bon courage. On la saluait : « Au revoir, Madame Hitler. »
En allant plus loin, ne pourrait-on pas en matière d’exercice de fiction se demander quelle fût la vie du dictateur… in utero ?
Raconter la grossesse de Klara, la mère d’Adolph Hitler, est le pari fou dans lequel s’est lancé Regis Jauffret. Dans le ventre de Klara plonge dans le ventre d’une femme en train de façonner un des pires monstres de l’humanité.
Écrit à la première personne, le récit met en scène une jeune servante que son maître Aloïs va être contraint d’épouser après l’avoir engrossée, alors qu’il a déjà deux enfants et que sa précédente femme vient de mourir. Cette histoire, somme toute banale, se déroule au cœur de l’Autriche-Hongrie de la fin du XIXe siècle dans un monde entièrement régi par un patriarcat violent et des mœurs austères. « Je suis née à Spital dans une région forestière proche de Vienne d’une sœur d’Oncle mariée à un paysan pauvre du hameau de Weitra. »
Portrait d’une femme du XIXe siècle, le récit de Klara – ou plutôt sa confession puisqu’elle commence à écrire sa vie sur des carnets qu’elle cache à son mari – tourne peu à peu à une fascinante entreprise introspective. Au fil du texte, un malaise naît. Il est d’abord dû aux pressentiments de Klara qui vit sa grossesse comme une anomalie. « Ce péché en mon ventre allait grossir, s’alourdir et en hurlant je finirais par l’expulser comme un boulet de canon. » Mais aussi à la terrible culpabilité que lui fait porter son confesseur, l’infâme abbé Probst : « Vous portez en vous un être déjà mauvais, lui dit-il, porteur du péché originel qui une fois purifié par le baptême continuera à fauter jusqu’à sa mort et finira peut-être damné. »
Une grossesse qui porte en elle le sceau du malheur. C’est depuis ce principe déconcertant que Jauffret conte la terrible histoire de Klara, mère du dictateur Adolph Hitler. Pourtant, rien dans cette femme n’est mauvais. Au contraire, tout invite chez elle à la sollicitude. En vérité, Klara est une femme dominée et méprisée. Toute sa vie, elle se trouve sous le joug d’hommes qui régentent sa vie : c’est la violence de son mari qui la traite comme une domestique ; c’est l’intégrisme moral de l’abbé qui, au lieu de l’absoudre du péché, s’ingénie à le redoubler. Voici ce qu’il lui promet : « Si la mère du Diable avait tué son enfant juste après le baptême, il n’aurait pas répandu le malheur par le monde, et pareil à la fumée de l’encens il serait monté délicatement au Ciel. »
Quelles sont les conditions qui prédisposent à l’enfantement des monstres ? Certainement la violence des hommes, semble nous dire Jauffret. Aloïs fait subir à Klara de terribles sévices : « Au matin ma poitrine était bleue, ce qui n’était pas si grave puisque mes vêtements la dissimulaient. » En même temps qu’elle est frappée, Klara tombe enceinte. Il y a de quoi devenir folle.
Et folle, petit à petit, elle va le devenir car ne pouvant se défendre contre ses oppresseurs, elle sombre. Un temps, Klara va croire que l’écriture est un rempart. Mais il n’en est rien. Il n’y a pas d’échappatoire. Klara doit accomplir son destin : enfanter le monstre.
Dans le ventre de Klara est le portrait bouleversant d’une femme devenue la victime expiatoire de la folie des hommes. Mais le roman est aussi – et peut-être surtout – le précis d’une société qui rêve de grandeur et s’enfonce dans la barbarie.
Il n’y a pas d’accidents historiques. Tout concourait à ce qu’Adolph Hitler devienne ce qu’il est devenu. Un tyran. Un bourreau. Un exterminateur. Même l’amour d’une mère n’aura pu se dresser contre les puissances du Mal. Cette partie reculée de l’Autriche où Klara vit à la fin du XIXe siècle et alors qu’elle porte son fils dans son ventre, referme tous les germes de la dictature qui vont se déployer dans le nazisme.
Effrayant et troublant, âpre et inspiré, le nouveau roman de Regis Jauffret parvient à faire ressentir au lecteur ce qu’est véritablement le sentiment d’oppression. Après le tour de force de ses Microfictions où il contractait sur plus de 500 courts textes les affres des psychés meurtries, Jauffret redéploie sa puissance stylistique infernale au service d’un roman stupéfiant. Ce nouveau livre est un des événements de la rentrée littéraire.
Dans le ventre de Klara de Regis Jauffret, éditions Récamier, 2024, 256 p.