Une chose ne peut commencer d’être sans une cause qui la produise, écrivait le mathématicien Laplace, vers 1820, et c’est peu d’affirmer que nos rationalités sont fondées sur ce principe. Notre langage, nos stratégies existentielles, tous nos petits récits du quotidien sont imprégnés de cette évidence.
Et pourtant, des sociétés entières semblent oublier ce principe, assez simple, à force d’occultation. Dans La Vie privée d’oubli, Gisèle Pineau rappelle combien l’économie de la traite et de l’esclavage a été destructrice des êtres, des familles, des sociétés. Elle raconte aussi, et c’est le cœur du roman, combien les traumatismes originels ont eu de conséquences sur les lignages. Elle reprend à son compte de romancière les travaux menés par la généticienne Ariane Giacobino qui, depuis l’Université de Genève, interroge l’inscription de ces traumas et leur probable transmission par le biais de la molécule d’ADN des chromosomes.
L’histoire commence comme une chronique sociale des conséquences de l’état de dépendance coloniale. En Guadeloupe, « Gwada » pour les personnages, Margy et Yaëlle, jeunes femmes en marge des exigences sociales courantes, comme la réussite des études, choisissent la voie de l’illégalité pour sortir de leur médiocre condition : le transport in vivo de capsules de cocaïne entre les îles et la métropole. C’est une dimension particulièrement efficace du roman qui prend en charge la modernité en cours, et particulièrement les comportements et parlures des jeunes, leurs musiques, leurs désirs, voire leurs idéaux.
Tout se passe d’abord sans dommage. Mais pour Yaëlle, des capsules se fissurent, la drogue se répandant dans le corps. Emmenée in extremis dans un hôpital à Paris, elle demeure entre la vie et la mort. Cet accident déclenche une crise d’une rare violence chez les trafiquants, car la précieuse marchandise est désormais perdue. Pourtant, la narration quitte cette histoire, somme toute accidentelle. En filigrane des péripéties et de la dramatisation narrative qui suit son cours, et qui traite de la façon dont les êtres concernés tentent de s’accommoder de conflits intrafamiliaux, de douleurs consécutives à des actions anciennes, à des déchirures dont ils ne maîtrisent ni l’origine, ni les enjeux, en particulier l’infériorisation coloniale et les préjugés, une voix s’élève dans l’esprit de Yaëlle, et qui raconte les histoires occultées : ça commence par l’enlèvement, là-bas, sur le continent africain, jusqu’au labeur servile dans les plantations. Ce n’est pas une voix anonyme, qui parle, mais une femme qui a nom, Agontimé, qui s’est défaite de l’abjection par la mort volontaire, entraînant avec elle son enfant, dans la rivière qui traverse la plantation. L’enfant a survécu, Agontimé, elle, erre sur les terres depuis ce temps, observe sa descendance et celles de sa parentèle, partout où les êtres ont vécu, archive précieusement ces histoires qu’elle transmet à la jeune femme inanimée, depuis l’intériorité de celle-ci. La vulnérabilité entraînée par l’accident a fait lever les barrières qui empêchent les uns et les autres d’entendre cette voix qui parle depuis les tréfonds de leur intériorité, et qui revient encore et encore sur les catastrophes initiales : l’assimilation bestiale, le transport dans la cale puante, le labeur incessant, la sauvagerie des maîtres, les enfants morts, la survie sans objet, l’affaissement parfois jusqu’à la folie.
Le roman de Gisèle Pineau montre avec force combien nos histoires sont nouées de traumatismes inguérissables, sauf à les raconter, par le détail, à nommer les êtres qui n’ont jamais été assimilables à de seules données statistiques, à retracer les généalogies, à identifier les traces des abandons et des défections. Ce que raconte le roman, c’est que les êtres ne sont pas réductibles à la somme des caractères de leurs deux parents, et qu’il convient de remonter vers les ascendants, afin de comprendre que chacun d’entre nous est le produit d’une divergence exponentielle à laquelle contribuent des myriades d’êtres tous différents. Le principe d’incertitude altère ainsi la causalité quelque peu mécaniste définie par Laplace, sur ce terrain. L’image de l’arbre généalogique fonctionne alors doublement, d’abord, comme figure de la myriade, ensuite comme image même de l’histoire racontée : « La descendance d’Agontimé est flamboyante. Pareil à un arbre immense né d’une seule infime graine. Un pied-bois gorgé de sève, sorti de terre par la grâce du soleil et la bénédiction de la rosée. Pluies et vents, joies et peines le fortifient jour après jour. Chaque branche de cet arbre porte un miracle. » Chaque page rend caduque l’histoire initiale et le déni d’humanité qui a été asséné. Chaque page renforce la confiance mise en la parole, par les protagonistes, contre les vains bavardages : « Seuls les mots savent / Seuls les mots sauvent / Seuls les mots osent », scande Yaëlle.
Ce que raconte ce roman, qui est de la lignée de Beloved de Toni Morrisson, du Quatrième siècle d’Édouard Glissant ou bien d’Un dimanche au cachot de Patrick Chamoiseau, c’est qu’il n’y a pas une histoire de l’esclavage, mais, en vérité, de la résistance contre cette abomination.
La Vie privée d’oubli de Gisèle Pineau, Philippe Rey, 2024, 359 p.