C’est un rituel annuel, un dîner qu’on organise à Paris à la mi-décembre avec le même groupe d’amis, à la veille de nos départs pour les vacances de fin d’année. C’était quelques jours avant mon retour pour Beyrouth. Comme tous les ans, chacun s’était mis à raconter ce qui l’attend pour les fêtes, chez lui, à la maison. De Lisbonne à Varsovie, en passant par Berlin, Turin et Sète, chacun, selon ses traditions, selon sa configuration familiale et le climat de sa ville, avait parlé de ce même Noël qui se répète d’année en année. Je les avais écouté parler, chacun, de ces mêmes repas, de ces mêmes embrouilles de famille, de ces mêmes visages, de ces mêmes paysages ; de ces repères qui ne changent pas, de cette même succession d’habitudes et de certitudes qui se déroulent sans surprise tous les ans quand ils rentrent chez eux. Pour certains, les parents avaient pris leur retraite et devenaient de plus en plus compliqués à gérer. Pour d’autres, les grands-parents avaient perdu le nord dans des maisons de retraite où personne ne leur tend la main, et ça les rendait triste. Mais c’était tout. Le reste, chez eux, à la maison, pour Noël, serait encore une fois sans surprises, sans appréhension, simple. Un Noël ordinaire, pareil à tous ceux d’avant et de leurs enfances, dans ces villes où il n’y a rien à signaler.
Y aura-t-il une guerre ou pas ?
Je les avais écouté décrire en filigrane la « certitude » que représente la maison pour eux ; tandis que des images sur mon écran me venant de médias locaux libanais me montraient le Sud un peu plus déchiré, un peu plus blessé, et les bombardements israéliens qui s’étendaient à chaque heure un peu plus loin à l’intérieur du pays. Je les avais écouté parler de leurs villes où rien ne se passe, et sur mon écran, des villes que je connais peu, l’une après l’autre dévorée par l'acharnement israélien. Par message, R., qui regarde le site de la Middle East Airlines, me dit qu’il ne sait toujours pas si c’est une bonne idée d’aller à Beyrouth. Puis J. qui me demande si je pense « qu’il y aura une guerre ou pas ». Cette question que désormais on se pose, comme ça, communément, tous les jours au Liban, comme d’autres se demandent s’il pleuvra ou pas dans la journée.
Décembre 2021, au cours de ce même dîner, dans ma tête, je faisais la liste de tout ce qui manquait au Liban et que j’entassais dès le lendemain dans mes valises. Décembre 2022, aussi au cours du même dîner, j’avais le ventre noué à l’idée de rentrer, en me demandant quel pays m’attendais et si j’y appartiens encore. Décembre 2023, pendant que tous mes amis s’apprêtaient à aller retrouver la certitude de chez eux, jamais la maison ne m’avait semblé être aussi incertaine, aussi fragile, aussi impossible. Mon vol était prévu pour trois jours plus tard et je ne savais même pas si j’allais réussir à le prendre. De décembre en décembre, il me brûlait de rentrer à la maison, d’aller prendre dans mes bras ce morceau de terre capable de disparaître à tout moment, et en même temps, ce manque quasi physique venait invariablement avec un trac et tellement d’angoisse. De décembre en décembre, je me rendais compte à quel point ça fait mal d’aimer le Liban. À quel point ça aurait été plus simple, plus facile, moins lourd de venir de quelque part où rien ne change et rien ne se passe ; à quel point ça aurait été plus simple de venir de quelque part où l’on n’est pas, dès la naissance, infectés de ce foutu virus qu’on a tous, Libanais, et qui fait que plus le Liban sombre et plus on s’y accroche.
De retour en retour
À quel point j’aurais été plus libre si la moindre petite chose de mon pays ne me faisait pas à chaque retour l’aimer davantage. Parce que, de décembre en décembre, de retour en retour, il suffit d’un rien pour que disparaissent tout d’un coup toute la crainte et les appréhensions qu’on a quand on est loin ; d’un rien pour qu’on replonge tout entier dans cette obsession complètement folle et démesurée qui s’appelle le Liban. Lors de mes retours en 2021 et 2022, et même si je déteste par-dessus tout le mot résilience, c’était le petit miracle de ceux qui continuent à se lever tous les matins et porter ce petit pays malade sur leurs épaules qui m’avait ému. La somme des « malgré tout », des « envers et contre tout », des « en dépit de tout » à des échelles minuscules, mais qui, en permettant à ce pays d’exister, avaient la portée d’un miracle. C’était cela qui continuait de justifier mon attachement malsain à ce pays. Mais en rentrant cette année en décembre, c’était autre chose. Rentrer à Beyrouth après le cauchemar de Gaza, après s’être demandé mille fois, chaque fois, si l’on suivra, si l’on sera pris par cette même vague et que l’on disparaîtra à notre tour, prend une dimension différente. La fragilité de la maison, la fragilité de l’endroit d’où l’on vient et des choses qu’on a laissées derrière fait qu’on s’y agrippe davantage.
Tout le long de ce mois passé ici, j’ai tout pris en photo, j’ai tout regardé autrement, avec au fond de moi une voix qui me disait : et si, la prochaine fois, tout cela n’était plus là ? Comment ne pas se poser cette question quand tout ce qu’on lit, tout ce que l’on entend, tout ce qu’on sait, c’est que, « aujourd’hui, le risque de guerre n’a jamais été aussi élevé » ? Comment ne pas regarder autrement sa chambre d’enfant, le coin de sa rue, l’école où l’on a laissé une partie de soi, le visage et les yeux et l’odeur de ceux qu’on aime et qui sont restés là ? Comment ne plus avoir envie de prendre dans ses bras ce morceau de terre capable de disparaître à tout moment, et maintenant plus que jamais auparavant ?
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Il ne sert à rien de pleurer notre pays. Il faut tout tenter pour le sauver avant qu’il ne soit trop tard. C’est la prière que je fais tous les soirs afin que le peuple libanais se réveille de sa torpeur, s’unit et se soulève pour faire taire toutes les voix dissonantes qui s’expriment à sa place. C’est de notre pays dont il s’agit. Ce pays qu’on a usurpé pour s’en servir comme base guerrière et le sacrifier pour en sauver d’autres.
Sissi zayyat
14 h 21, le 15 janvier 2024