Critiques littéraires

Le retour, ce mal aimé…

Le retour, ce mal aimé…

D.R.

C’est l’appel du large qui, seul, importe. Partir, voyager, explorer, changer d’horizon, le repousser encore plus loin. Combien de héros, dans la réalité comme dans la littérature, sont nés au moment de leur départ vers l’ailleurs. Mais, changement de point de vue au moment de leur retour : parce que leur vie deviendrait alors fade, banale, routinière, elle n’intéresse plus personne. Pour prendre l’exemple de Christophe Colomb, si l’on sait à peu près tout des interminables préparatifs entrepris par le plus illustre des navigateurs avant de voguer vers le Nouveau Monde, on ne sait absolument rien de son retour en Espagne où il y retrouva femme et enfants. Si ce n’est son envie de repartir le plus tôt possible, ce qu’il fit à trois autres reprises. La dernière fois, c’était deux ans avant sa mort.

On le voit, le départ, si c’est pour une aventure de taille, a un attrait phénoménal. Il organise la rencontre avec l’extraordinaire. S’il équivaut à une fuite, que ce soit à cause de la guerre, de la famine ou de la misère, il est un déchirement. Dans les deux cas, exaltant ou tragique, le départ joue souvent avec la vie et la mort.

D’où cette dissymétrie flagrante avec le retour qui, lui, ramène souvent à une fréquentation du quotidien, du monde dit « normal ». Pour s’en convaincre encore, il suffit de lire les récits de voyage qui ne consacrent, à de rares exceptions près, que très peu de lignes au retour de l’aventurier dans ses pénates alors que le lecteur pourrait s’attendre à, au moins, un chapitre sur cette question. Que dire des bandes dessinées ! Chez Astérix et Obélix, trois cases en fin d’album suffisent à évoquer leurs retrouvailles avec leur village.

Agrégée et docteur en philosophie, professeur et essayiste, Caroline Flécheux s’est employée à étudier ce « mal aimé » qu’est le retour, à travers une réflexion philosophique et l’analyse de journaux de voyage, de textes religieux, littéraires, la pensée de Nietzsche et de grandes peintures, comme celles de Piero della Francesca. « Mal aimé », le mot n’est pas trop fort : « car, note l’essayiste, s’il ne manque pas de mots pour désigner celui qui part – le voyageur, l’aventurier, l’explorateur, l’exilé… – il n’y en a aucun pour nommer celui qui revient – oublions le mot revenant trop lié à l’inframonde. Pourtant ce retour a pu être lui aussi voyage, expérience et désir. Mais ce qu’il a pu être n’est que rarement déposé dans un récit. Et il n’a souvent personne pour l’écouter. »

« Revenir, souligne Caroline Flécheux, est une expérience qui a profondément partie liée avec la pensée : le grec ancien fait dériver de la même racine la ‘‘pensée’’ et le ‘‘retour’’, nóos et nóstos. » Autre dimension, le retour n’est jamais une simple formalité. Il est avant tout une épreuve. D’où un riche et long chapitre sur L’Odyssée d’Homère. Et il est curieux de voir que le premier grand livre, et même « l’archétype », de la littérature occidentale, et le premier récit à la première personne de la littérature mondiale, porte sur cette expérience. Ulysse doit affronter la plus cruelle des épreuves existentielles : les dieux veulent l’empêcher de revenir chez lui retrouver Pénélope et Télémaque qu’il a quittés vingt ans plus tôt. D’où une multitude d’embûches sur le chemin d’Ithaque.

Ulysse va finalement réussir à revenir. Mais ce n’est plus le même Ulysse. Il est riche de ses récits, mais il n’a plus rien. Il a tout perdu. « Le monde n’est plus le même pour lui, il ne le reconnaît pas », écrit l’essayiste. Il en est de même, mais d’une autre façon, pour Christophe Colomb qui « revient avec une tout autre expérience du monde, un monde qui n’aura plus jamais les mêmes dimensions ». « Il est trop grand pour rester à Palos (le port andalou d’où il est parti pour les ‘‘Indes’’, ndlr), mais son monde familier est devenu trop petit pour ce qu’il vient de découvrir, ajoute-t-elle. Magellan lui non plus ne reconnaît pas Lisbonne à son retour des Indes. La désorientation et le désajustement sont tels chez ces navigateurs qu’ils n’éprouvent qu’une envie : repartir. Ils ont incorporé en eux-mêmes les changements prodigieux qu’ils ont contribué à augmenter ».

C’est dire si le retour, quand bien il est largement ignoré des penseurs, avec de belles exceptions comme Nietzsche et Vladimir Jankélévitch, est une dimension constitutive de l’existence humaine. En revenant au même lieu, on ne revient pas en arrière, ni au même, et on ne redevient pas le même. Parmi les exemples les plus extrêmes, celui des astronautes qui, de retour sur Terre, doivent passer plusieurs jours dans des sacs spéciaux pour retrouver leur taille initiale. « Lors du retour, explique Caroline Flécheux, on ‘‘incorpore’’ donc le voyage  ; on a intégré dans son corps la transformation qu’on a vécue. Plus de sacs trop lourds ni de bagages encombrants : au retour tout est en soi, senti depuis l’intérieur de sa chair, laquelle ne coïncide plus ni ne s’ajuste aux espaces qui l’attendent. Ainsi la dissymétrie entre le fait de partir et le fait de revenir tient à ce que, entre les deux, le monde et la connaissance se sont élargis. »

Cette odyssée du retour n’a pas seulement une dimension littéraire, métaphysique et métaphorique. Elle est aussi très matérielle. C’est ce que nous ressentons tous dans la vie et dans la pensée, à un moment ou un autre, quand nous cherchons une direction, une idée, une invention. Il y a toujours une Calypso ou une Circé pour nous inviter à tout abandonner ou nous tromper. Ou des Lotophages qui cherchent à nous faire oublier ce que nous devons accomplir. Mais toujours aussi, à l’exemple d’Ulysse, un Hermès pour nous pousser à reprendre la route.

Revenir, L’Épreuve du retour de Caroline Flécheux, Éditions Le Pommier, 2023, 326 p.

C’est l’appel du large qui, seul, importe. Partir, voyager, explorer, changer d’horizon, le repousser encore plus loin. Combien de héros, dans la réalité comme dans la littérature, sont nés au moment de leur départ vers l’ailleurs. Mais, changement de point de vue au moment de leur retour : parce que leur vie deviendrait alors fade, banale, routinière, elle...

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