Il est difficile d’exprimer ses émotions en présence d’une personne agonisante, émotions comparables à un bouillon amer de peur, de tristesse, d’abandon, de frissons… Émotions d’autant plus marquées et souvent mal gérées lorsque cette personne est une maman ; le mystère de la mort est alors intimement touché du doigt ; c’est un évènement qui atteint les racines de l’être.
Malgré le fait d’avoir été confrontée, en tant que médecin anesthésiste-réanimateur, à de nombreuses expériences difficiles avec des personnes agonisantes, se retrouver du côté patient-famille a incontestablement modifié pour moi la narrative de la mort. Il y a deux mois déjà, au chevet de ma mère étendue dans un lit d’un service de soins intensifs, dans l’un des grands hôpitaux de Beyrouth, la mort n’était plus, comme elle l’a toujours été pour moi médecin, un diagnostic facile. Les mots pour la décrire avaient subitement changé, comme si de nouvelles connexions interneuronales, plus humaines, s’étaient subitement formées dans mon cerveau, afin de me guider à écrire un « autre script » de la disparition d’une personne humaine : « L’odeur malsaine de la mort empestait l’atmosphère, jusqu’à s’emparer de tout mon être, corps, cœur, et âme. Je me sentais déjà orpheline en dépit de mon âge avancé. Je cherchais vainement à croiser autour de moi un regard empathique, à entendre une voix humaine, humble et affable, à attendre un geste compassionné qui ne venait pas. J’étais là, debout, épaules courbées, abandonnée à ma solitude, un œil sur le moniteur dont les alarmes sonnaient à tue-tête et qui ne présageaient rien de bon, et un œil sur le visage de ma mère, intubée, ventilée, et dont la respiration anarchique s’accélérait quand je lui baisais la main ou lui chuchotais un « je t’aime » à l’oreille. »
De là où je me trouvais, regardant ma mère rendre son dernier soupir en dépit de tous les soins et les traitements médicaux administrés pour la sauver, l’absence de cette subtile touche de chaleur humaine alourdissait ma peine et mon désarroi. C’est seulement à cet instant que je pris conscience de la froideur des unités de soins intensifs, pourtant ma zone de confort pendant plus de vingt ans.
Lorsque nous sommes confrontés à la souffrance et à la mort, les liens familiaux et sociaux tissés pendant de longues années prennent une valeur inestimable. Les membres de la famille et les amis sont alors là tout près de nous pour nous offrir ce dont nous avons le plus besoin, alléger notre douleur. Mais, puissions-nous espérer un jour cette solidarité se manifester également de la part des professionnels de santé ?
Je me veux claire, je ne juge point mes collègues (y inclus moi-même), ni les internes en médecine. Mais, par exemple décrire explicitement un quelconque comportement – tel que se dandiner dans les départements de l’hôpital, causant à voix haute, racontant même des anecdotes – comme non professionnel aiderait les internes eux-mêmes à prendre conscience (self-awareness) de la légèreté d’un tel comportement et à y remédier.
Je cherche donc tout simplement à comprendre notre détachement émotionnel : est-ce une attitude adoptée, mais à tort, comme un moyen d’autoprotection contre la souffrance des patients et de leurs familles, ou bien est-ce l’extrême, un symptôme d’un « burn out » déjà établi ?
C’est ainsi que prendre conscience, reconnaître et admettre attitudes, comportements, émotions, craintes et incertitudes, ainsi que les partager avec les collègues et les mentors (par exemple au sein des groupes de parole, d’ateliers d’écriture, de pleine conscience « mindfulness »), aiderait les internes en médecine à exprimer la dose optimale d’empathie, d’abord envers eux-mêmes, sans toutefois sombrer dans l’égoïsme, ensuite envers leurs patients. Car trouver le juste milieu dans la gestion de la charge émotionnelle, souvent trop lourde, est primordial pour la prévention du « burn out » chez les professionnels de santé. Je me souviens vivement d’un médecin souffrant de l’épuisement professionnel avoir écrit en parlant de son patient : « Je trouvais bizarre qu’il pleure sans que cela ne suscite aucune émotion en moi. »
Je vais terminer par une question que le Dr Tom Hutchinson de la faculté de médecine de l’Université de McGill (Montréal) pose aux étudiants dans son cours « Mindful Medical Practice » : « J’aimerais entendre vos idées à propos de la souffrance. Selon vous, c’est quoi la souffrance ? » Et un étudiant de répondre : « C’est une chose à laquelle je n’aimerais pas penser. Je sais que ça fait partie de la vie humaine, et que nous la partageons tous. Il y a par exemple la souffrance physique des patients dans les hôpitaux, mais aussi leur souffrance émotionnelle, que nous étudiants refusons de sentir, par peur qu’elle nous affecte personnellement. »
Nous avons donc tous besoin d’une petite dose d’empathie, n’est-elle pas pour nous êtres humains le ciment qui nous rattache à nous-mêmes ainsi qu’à la société, et qui nous permet de développer des relations saines, constructives et durables ? Œuvrons tous ensemble à humaniser de nouveau les soins de santé.
Dr Zeina ASSAF MOUKARZEL, MD, MPH, MHA
Fondatrice et présidente de LAMSA, ONG libanaise pour la promotion de la santé mentale et le bien-être des jeunes
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Ô combien c’est vrai , et à mon avis c’est à commencer dans les facultés Les étudiants du domaine de santé doivent prendre conscience , que l’exercice dans ces secteurs, conjugue non seulement le savoir , mais les savoir faire et surtout savoir être
17 h 52, le 21 novembre 2023