« Il n’était pas question qu’on soit taxé de complaisance », affirme Michèle Standjofski qui a mis en bulles – en collaboration avec le dessinateur Mohammad Kraytem et le corédacteur en chef de L’Orient-Le Jour Anthony Samrani – le récit « rocambolesque » de l’évasion du Japon de Carlos Ghosn. Leur bédé Escape Ghosn (Samir Éditeur) retrace avec humour le voyage dans une boîte à instruments de son de l’ex-grand patron de l’alliance Nissan-Renault. Tout en portraiturant en filigrane le personnage. Récit d’un succès éditorial réalisé en équipe.
Le dimanche 29 décembre 2019, Carlos Ghosn, assigné à résidence au Japon après y avoir été incarcéré durant 110 jours, se fait la malle au double sens du terme. Et pour cause, il quitte le pays du Soleil-Levant à bord d’un jet privé certes, mais caché dans une boîte de matériel de son pour concerts. Tout le monde connaît la suite : l’arrivée triomphale à Beyrouth, l’affolement médiatique international, la conférence de presse explicative et le confinement au Liban… Sa spectaculaire fuite ayant engendré un foisonnement de débats, de vraies et fausses informations, de publications, documentaires et projets de films. En revanche, personne avant Marwan Abdo-Hanna n’avait véritablement songé à raconter cette évasion du siècle en bédé.
Et pour cause, l’idée avait germé dans la tête du directeur de Samir Éditeur dès cette fin d’année 2019. En remontant la rue du Liban pour rentrer chez lui, il aperçoit un attroupement de reporters d’agences de presse et de journalistes japonais devant la maison beyrouthine (ou pas ?) de Carlos Ghosn. Une agitation qui lui fait réaliser l’impact planétaire de la cavale de son compatriote, et provoque aussitôt chez lui le déclic d’un projet éditorial. À savoir, un récit graphique qui retracerait cette folle aventure et qui serait élaboré, espère-t-il, à partir de détails de première main recueillis auprès du fugitif lui-même, par l’entremise d’un ami commun.
Un travail d’équipe
Pour sa réalisation, l’éditeur va s’adresser naturellement à l’auteure et illustratrice libanaise Michèle Standjofski – qu’il n’est plus besoin de présenter – à laquelle le lie une longue collaboration dans les ouvrages illustrés. Pas vraiment follement emballée au départ, cette dernière se laisse convaincre lorsque Marwan Abdo-Hanna lui assure qu’il ne s’agit nullement d’une œuvre de commande, et que la direction de l’ouvrage ira dans un sens humoristique. « Il a insisté en m’affirmant qu’il me laissait une entière liberté de ton. J’ai fini par accepter », confie Michèle Standjofski, qui a néanmoins tenu à intégrer dans ce projet le bédéiste Mohammad Kraytem ainsi que le corédacteur en chef de L’Orient-Le Jour Anthony Samrani. « J’ai tout de suite pensé au premier – qui avait été mon étudiant à l’ALBA – parce que son dessin correspond parfaitement au ton à la fois drôle et élégant que j’envisageais. Idem pour Anthony Samrani que j’ai moi-même sollicité dans un souci de validation des infos que nous allions être amenés à traiter. C’est d’ailleurs lui qui a conduit l’enquête et les interviews avec Carlos Ghosn », indique-t-elle. Car, humoristique ou pas, l’objectif de cet ouvrage était aussi et surtout de narrer le plus fidèlement possible toutes les étapes de cette insolente exfiltration depuis Tokyo jusqu’à Beyrouth, en passant par Osaka et Istanbul.
Du moine Zazen à « Musso et Musset »
Alors, évidemment, pour coller au plus près de la vérité, les deux bédéistes et le journaliste vont se rendre à plus d’une reprise chez l'ex-magnat de l'automobile, pour recueillir les détails de l’opération. Alors qu’il aurait pu refuser – comme il l’a fait pour d’autres sollicitations –, Carlos Ghosn accepte de jouer le jeu. Il accordera à l’équipe quatre entretiens. « Je pense qu’il avait besoin d’un peu de légèreté », estime Michèle Standjofski. « Dès le début, nous lui avions dit que ce n’était pas l’affaire judiciaire qui nous intéressait mais l’aventure de l’évasion. Un peu tendu lors de la première rencontre, il s’est progressivement décontracté au fil de nos visites. Anthony Samrani menait l’interview, Mohammad Kraytem prenait des sketchs et moi je posais des questions qui ont certainement dû lui sembler complètement idiotes du genre : quelle est la marque de vos chaussures ? Que prenez-vous au petit déjeuner ? Est-ce que vous portez des pantoufles ? » relate la bédéiste. Laquelle précise cependant que « c'est ce genre d’infos a priori anodines, comme entre autres le fait que Guillaume Musso et Alfred de Musset soient ses auteurs préférés, qui m’ont aidé à cerner le personnage. Car je ressentais lors de nos visites qu’il avait un langage un peu trop contrôlé. D’ailleurs, lorsque je lui ai demandé s’il ne s’était pas senti claustrophobe et s’il n’avait pas eu peur d’étouffer enfermé dans la boîte, il m’a répondu : « Ah non, non, non ! À aucun moment je n’ai eu peur. J’étais tout le temps sous contrôle. » Lorsqu’il m’a sorti cette phrase, j’ai eu comme un flash. J’ai carrément visualisé un personnage de petit moine Zazen lévitant au-dessus de lui, qui lui disait : ce n’est pas vrai », confie en s'esclaffant la scénariste.
« Et là je me suis dit, c’est génial, je vais l’affubler de ce petit bonhomme bouddhiste qui flotterait au-dessus de lui à certains moments, en lui parlant comme si c’était son surmoi ou la voix de sa conscience. J’ai ainsi pu glisser, à travers cette figure fictionnelle, pas mal de choses que Ghosn ne veut pas reconnaître ou ne veut pas s'avouer », révèle Michèle Standjofski . Qui insiste encore et toujours sur la volonté de rendre les faits sans complaisance aucune envers le « héros » de Escape Ghosn. « Nous n'étions là ni pour le défendre ni pour le juger. Mais pour relater, voire même documenter, même si c’est sur le ton de l’humour et de la parodie, les péripéties de sa spectaculaire évasion. Et, pour ce faire, nous avons dû recourir à des flash-back de contextualisation qu’on a voulu le plus neutres possible », explique-t-elle.
Rivalité de taille avec Napoléon
Au fil des planches, le lecteur suivra Carlos Ghosn depuis la chambre d’hôtel près de l’aéroport d’Osaka, où il retrouve Michael Taylor et George Zayek, les deux baroudeurs qui ont orchestré l’opération d’exfiltration, jusqu'à ses retrouvailles romanesques avec son épouse Carole à Beyrouth. En passant évidemment par la boîte de matériel son, dans le noir de laquelle le dessinateur réussit à rendre l’inévitable nervosité et inquiétude du fugitif par la seule représentation des mouvements de ses fameux sourcils… Mais, au fil des pages, le lecteur aura également accès à d’intéressantes et véridiques informations sur les enjeux de l’alliance Renault-Nissan, les chefs d’accusation contre Carlos Ghosn, les positions divergentes des politiques français (Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron, notamment) sur l’affaire, ainsi que sur les relations que ce patron hors normes entretenait avec les grands de ce monde. Des figures célèbres parmi lesquelles la scénariste s’est amusée à glisser Napoléon Bonaparte, que « Ghosn citait souvent. D’ailleurs, la seule et unique remarque qu’il nous a faite à la lecture de la bédé concerne le dessin qui le représente plus petit que l’empereur. Alors qu’il a quelques centimètres de plus, selon lui…» s’amuse-t-elle à révéler. Bien ficelé, bien documenté et bien dessiné, Escape Ghosn est une lecture inratable, qui réjouira même ceux qui ne font pas partie du public habituel des bédés.
*Maison d’édition libanaise spécialisée dans la bédé et les ouvrages jeunesse. « Escape Ghosn » est disponible en librairie aussi bien à Beyrouth qu’à Paris.
commentaires (3)
"Nous les jamhouriens", lol. Et c'est bien ca le probleme. #free_jamhour
Marie-Nour Hechaime
14 h 28, le 16 novembre 2023