Tout le monde (et c’est un euphémisme) attendait le discours du sayyed… Au final, le discours fut sans surprise, mais habile, à l’image des qualités qui lui sont d’ordinaire reconnues. Le sayyed Hassan Nasrallah jouait gros… Allait-il entraîner le Liban dans la guerre en sachant de surcroît qu’à titre dissuasif des porte-avions américains sont au large ? Allait-il assumer une perte de leadership dans la guerre contre Israël dont il s’était fait le héros pour tout le Moyen-Orient en 2006 ? De fait, la déflagration du 7 octobre 2023 dont il est difficile d’imaginer qu’il n’était pas informé pouvait le faire passer au second plan en donnant le leadership au Hamas pour son opération terroriste parfaitement coordonnée sur le plan militaire (attaque simultanée de roquettes et incursions par terre, par mer et par les airs), au point que Russes comme Chinois prétendent en faire un objet d’étude dans leurs académies militaires pour les premiers ou un objet d’inspiration pour une éventuelle opération contre Taïwan pour les seconds. Nous ne reviendrons pas ici sur l’ignominie et sur certains comportements abjects de l’attaque du 7 octobre dont le Hezbollah mature (notamment celui de 2006) ne se rendait pas coupable en n’attaquant pas des civils israéliens, sauf par le biais des roquettes, mais nous nous limiterons à souligner l’habileté du discours du leader du parti de Dieu et à mentionner la respiration qu’il donne aux Libanais. De fait, les contextes d’opération et les pratiques sont différents, mais pouvaient mettre le Hezbollah en porte-à-faux du point de vue éthique et moral. Au nom de la « résistance », qu’est-il permis de faire ? La résistance française des années 1940-1945 que le Hezbollah prend souvent en modèle n’a de fait pas commis d’agression directe contre des civils allemands. Elle se bornait à cibler les nazis et l’armée d’occupation allemande. Mais revenons au discours tant attendu à l’avance de ce 3 novembre 2023.
En disant que l’opération était à « 100 % » à l’initiative des Palestiniens, le sayyed tient encore le Hezbollah (et le Liban) partiellement à l’écart du conflit dans lequel il est déjà partiellement engagé avec quelques échanges de tirs très codifiés et ciblés avec Tsahal dans le Golan. Dans le même temps, en admettant « la guerre totale » comme possible si Israël frappe trop fort à Gaza et en saluant les initiatives des rebelles houthis du Yémen (avec quelques tirs de missiles vers Eilat) et des milices irakiennes (notamment contre les États-Unis), il réaffirme son possible rôle de leader dans le conflit régional avec Israël (et éventuellement contre son allié américain). Chacun sait que parmi ces ennemis d’Israël, l’arsenal sur le terrain (en nombre d’hommes entraînés et de missiles) est favorable au Hezbollah et le discours du sayyed Hassan Nasrallah lui permet ici de fédérer tous ces groupes tout en se préservant d’un engagement qui serait nuisible au pays du Cèdre et que, vu de chez moi, la population libanaise déjà sujette aux crises économiques et politiques supporterait moins bien qu’en 2006. Le sayyed Hassan Nasrallah le sait bien et son discours équilibriste rend hommage à sa grande intelligence. De fait, il était coincé entre sa rhétorique anti-Israël et de possibles pressions iraniennes et pro-Hamas qui auraient pu le pousser à entrer en guerre frontale contre Tsahal et les réserves et appréhensions des Libanais. Il a élégamment reporté l’échéance d’un embrasement qui concernerait toute la région et même le monde entier. Avec mes amis et étudiants libanais, je ne peux que souffler. Comme dans le film La Haine, on peut dire « jusqu’ici tout va bien »… même si l’avenir reste incertain… La guerre à Gaza sera longue (au moins deux mois…), les erreurs et risques d’embrasement toujours possibles… Mais si l’on en croit le sayyed dans son discours, quelle qu’en soit l’issue (le président Biden en visite au Chili a prédit 80 ans de remise en ordre…), la responsabilité en incombe et en incombera seule au Hamas. L’histoire le retiendra.
Thierry LEVY-TADJINE
Universitaire français ayant vécu et enseigné au Liban entre 2005 et 2014. Il enseigne toujours (en ligne) à l’Université libanaise et l’ISAE-CNAM-Liban et encadre depuis la France des doctorants libanais. Il est l’auteur de « Témoin au Liban avec le Hezbollah » (L’Harmatan, 2008) qui traite notamment de la guerre de 2006.
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