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Vassili Grossman, plus libre et vivant que jamais

Vassili Grossman, plus libre et vivant que jamais

D.R.

Comment reconnaître un chef-d’œuvre ? À ce que les romans lus pendant cette rentrée littéraire, y compris ceux que l’on avait beaucoup aimés, semble subitement un peu fades, tièdes et raisonnables. Tout passe est dans une autre dimension. Dire le Mal fait partie de la vocation de nombre d’écrivains. Mais Vassili Grossman ne fait pas que raconter le stalinisme et la façon dont tel « un brouillard noir », il s’est insinué dans le cœur des hommes. Non, il va jusqu’à se mesurer à lui dans un combat où l’écrivain solitaire ne pèse rien face à l’hydre totalitaire aux cent mille têtes. Forcément, il en sortira vaincu – il n’a pas vu son roman publié de son vivant, pas plus que Vie et Destin, un dyptique extraordinaire sur la bataille de Stalingrad, qui l’a consacré comme un des plus grands auteurs du XXe siècle et dont les censeurs du KGB lui avaient assuré, en confisquant le manuscrit, qu’il ne le serait que dans… deux cents ans.

Tout passe est à la fois le dernier roman de Vassili Grossman et son testament littéraire et politique. Il l’avait terminé peu avant sa disparition à cause d’un cancer, et l’on devine que la mort est déjà à ses trousses. Elle empêchera probablement son arrestation, voire sa déportation. À cette époque, « Grossman était déjà donné pour mort, rayé des registres de l’histoire littéraire soviétique. L’écrivain officiel d’avant la guerre s’était mué en dénonciateur du régime », écrit Linda Lê dans son avant-propos. Le roman ne sera publié que bien plus tard : pour la première fois, en Allemagne, en 1979.

La trame du roman est simple : à la mort de Staline, après trois décennies dans les camps du Goulag en Sibérie, où il a par miracle survécu, Ivan Grigorievitch revient dans le monde des hommes. Seul, abandonné par ses proches, depuis que, étudiant, il s’était élevé contre la dictature, il se rend néanmoins chez son cousin Nicolas qui ne lui a jamais adressé le moindre courrier pendant ses 30 années au goulag. Impossibles retrouvailles entre un ermite idéaliste qui n’a plus rien, n’est plus de nulle part et un homme enraciné dans les compromis qui lui ont permis de progresser socialement – il a même signé la célèbre lettre antisémite qui condamnait à mort les médecins juifs accusés faussement d’avoir voulu tuer Staline. Deux visages, deux vies. D’un côté, l’homme, qui s’est mis au service de sa peur et n’a pu jouir de sa relative liberté  ; de l’autre, l’homme qui est prêt à ramper sur le ventre pour mourir en liberté, « ne serait-ce qu’à dix mètres des barbelés maudits ».

À travers ce roman, Grossman explore l’horreur – le mot est bien trop faible – stalinienne. Sachant qu’il a été écrit quelques années après la mort de Staline, on tremble, rétrospectivement, pour l’auteur – longtemps communiste convaincu, il fut l’un des premiers journalistes à entrer dans le camp de la mort de Treblinka et sa mère fut fusillée par les nazis parce que juive.

D’abord, les prisons, bien sûr. « Vers le matin, écrit-il, les hommes revenaient des interrogatoires de la nuit. Ils se jetaient épuisés sur les bat-flancs. Les uns sanglotaient, gémissaient les autres restaient assis, immobiles, en regardant fixement devant eux, d’autres encore massaient leurs jambes enflées et racontaient fiévreusement ce qui s’était passé. Certains étaient traînés jusqu’à leur cellule par les hommes de l’escorte. Quant à ceux dont l’interrogatoire avait duré plusieurs jours, on les portait sur des brancards à l’hôpital de la prison. Dans le cabinet du juge d’instruction, la cellule étouffante et puante paraissait un délice et c’est avec nostalgie qu’on évoquait les chers visages, épuisés et souffrants, de ses voisins de bat-flanc. »

À partir de 1937, quasiment tous les leaders du parti communiste, dont la « vieille garde bolchévique », les fondateurs de l’ordre nouveau et les dirigeants des républiques soviétiques seront eux aussi arrêtés, torturés, déportés ou exécutés. « Les prisons qu’ils avaient construites pour les ennemis de la Russie nouvelle s’ouvrirent devant eux, la formidable puissance du régime qu’ils avaient créé fondit sur eux, la force répressive de la dictature, le glaive de la Révolution qu’ils avaient forgé s’abattit sur leurs têtes. Beaucoup crurent qu’était venu le temps du chaos, de la folie. »

Certes, dans les prémisses à la terreur d’État figurent la police secrète du tzar et l’abominable intolérance de Lénine mais dans l’arbre généalogique de l’horreur stalinienne, il y eut d’abord cette malédiction terrible que fut, pendant mille ans, le servage en Russie et « sa force véritablement satanique ».

Satanique parce que plus la Russie copiait l’Occident, se modernisait, plus l’esclavage s’intensifiait : « Quand vînt le siècle brillant de Catherine, siècle de la floraison des arts et de la civilisation russe, le servage fut porté à son comble. Ainsi est-ce par une chaîne millénaire que le progrès et l’esclavage ont été liés l’un à l’autre. Chaque élan vers la lumière approfondissait le trou noir du servage. » Cet esclavage va encore beaucoup s’aggraver sous le nom de dictature du prolétariat et être présenté comme modèle au monde entier.

Sous la plume de Grossman, les pages sur la famine orchestrée par Staline en Ukraine au milieu des années 30 sont d’une humanité extraordinaire : « (…) certains paysans sont devenus fous. Et ceux-là ne retrouvaient la paix qu’avec la mort. On les reconnaissait à leurs yeux brillants. Ils débitaient les cadavres et les faisaient bouillir, ils tuaient leurs propres enfants et les mangeaient. En eux, la bête se réveillait tandis que l’homme mourait. J’ai vu une femme que l’on amenait sous escorte au centre du district. Elle avait un visage humain mais des yeux de loup. Ces cannibales, on les a tous fusillés, à ce qu’on dit. Pourtant, ils n’étaient pas coupables. Les coupables, ce sont eux qui ont réduit une mère à manger ses enfants (…) »

Sans doute le chapitre le plus éblouissant est celui où l’ancien zek (prisonnier) fait le portrait de tous les petits Judas qui l’ont calomnié et dénoncé. À tous, il leur trouve pourtant des excuses – n’aimaient-ils pas eux aussi leurs femmes, leurs enfants leurs proches ? Tout le livre est d’un pessimisme radical sans parler de sa valeur prophétique – il annonce la Russie de Poutine. Cela n’interdit pas totalement l’espoir. Car, comme le note l’auteur, « la loi sacrée de la vie s’est formulée avec une évidence tragique : la liberté de l’homme est au-dessus de tout. Il n’existe aucun but au monde auquel on puisse sacrifier la liberté de l’homme ». L’histoire d’Ivan Grigorievitch montre bien qu’elle est immortelle.

Tout passe de Vassili Grossman, traduit du russe par Jacqueline Laffond, Calmann-Lévy, 2023, 318 p.

Comment reconnaître un chef-d’œuvre ? À ce que les romans lus pendant cette rentrée littéraire, y compris ceux que l’on avait beaucoup aimés, semble subitement un peu fades, tièdes et raisonnables. Tout passe est dans une autre dimension. Dire le Mal fait partie de la vocation de nombre d’écrivains. Mais Vassili Grossman ne fait pas que raconter le stalinisme et la...

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