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Avi Shlaïm : Autobiographie d’une Yeridah

Avi Shlaïm : Autobiographie d’une Yeridah

D.R.

Ayant été contraint de quitter Bagdad avec sa famille à l’âge de cinq ans, Avi Shlaïm affirme, à travers les péripéties qu’il relate dans ses mémoires, qu’il n’a jamais cessé d’être irakien. Cette assertion en soi n’est guère surprenante, étant donné que, dans la société israélienne marquée par la tribalisation, une certaine notion d’irakité continue de prévaloir chez la plupart des juifs qui furent pratiquement expulsés de Babylonie vers l’État hébreu au début des années 50. Ce qui est particulièrement remarquable, c’est qu’Avi Shlaïm revendique une double identité, à la fois juive et arabe. Cette perspective est devenue extrêmement rare en Israël. Si tous les juifs expulsés ou venus des pays arabes vers Israël revendiquaient une telle arabité, cela pourrait offrir une vision différente de la situation dans ce qui correspond à l’ensemble de la Palestine mandataire. Les Arabes, juifs, musulmans et chrétiens confondus pourraient alors constituer approximativement les trois quarts de la population. Est-ce trop tard pour un tel calcul ? Dans une large mesure, oui. Il appert qu’un événement irréversible se soit produit, entravant les Mizrahim de toute revendication d’appartenance à l’arabité, en considération du déracinement qui les a profondément marqués, amalgamant douloureusement nostalgie et traumatisme au point de transformer le déracinement lui-même en une forme d’identité.

Sans conteste, il s’agit d’un traumatisme issu de l’abrupte détérioration de leur existence, prise dans l’étau entre le sionisme et un panarabisme islamique et germanophile devenu de plus en plus hostile envers les minorités, en commençant par les Assyriens puis les juifs.

De surcroît, cette situation découle également d’une longue tradition de mépris envers les plus défavorisés parmi les juifs en terre d’islam, une réalité dont la famille aisée Shlaïm ne pouvait qu’effleurer du bout des doigts.

Tout cela a été amplifié par le choc de la dénaturalisation et de la dépossession, ainsi que par les difficultés de leur Aliyah (l’immigration en Israël) pour s’intégrer au sein d’une société initialement conçue pour les juifs d’Europe. L’establishment était déterminé à effacer l’identité des orientaux en les contraignant à s’assimiler dans la culture ashkénaze, et la perception de ces olim était souvent similaire à la vision colonialiste envers les Palestiniens.

Cependant, Shlaïm, l’un des éminents « nouveaux historiens » qui a largement contribué, aux côtés d’autres chercheurs, à la démystification de l’historiographie nationale hégémonique en Israël concernant la guerre de 1948 et ses retombées, tient à souligner que la première expérience de sa famille avec la Terre promise n’a pas été aussi déchirante que celle de la plupart des immigrants irakiens. Il s’exprime ainsi : « Nous n’avons pas été soumis à la fumigation au DDT à notre arrivée, ni relégués dans une ma‘abara. Bien que le déménagement ait entraîné la perte de la plupart de nos biens, nous disposions de suffisamment de ressources pour subsister en Israël, du moins durant les premières années. De plus, notre réseau familial a été un soutien indispensable. » Il se souvient ainsi : « Pendant notre trajet le long de la côte en direction du sud, mes sœurs et moi étions installés dans la cabine, aux côtés du chauffeur, tandis que ma mère et mon oncle Jacob se trouvaient sur le toit des bagages à l’arrière. Ma mère était illuminée de bonheur, car nous avions enfin atteint la tant désirée « Terre promise », et son oncle bien-aimé était là pour nous accueillir. »

Néanmoins, bien que la migration vers cette terre soit habituellement qualifiée d’« Aliyah » ou d’ascension, Shlaïm insiste sur le fait que, dans le cas de sa famille, il s’agissait indubitablement d’une « Yeridah », c’est-à-dire une descente, une plongée vers le bas de l’échelle sociale et économique. « Nous n’avons pas seulement perdu nos biens et nos propriétés, mais au fil de ce voyage vers les marges de la société israélienne, nous avons aussi perdu notre solide sentiment d’identité en tant que juifs irakiens, fiers de leurs origines. »

Il explique : « Dans mon cas, le fait d’être irakien était un fardeau pesant sur ma propre identité. Tout au long de mon séjour en Israël, je portais cette sorte de stigmate parce que j’étais Irakien. Même si je n’ai pas fait l’objet d’une discrimination directe, et que le racisme flagrant se faisait rare, je ne parvenais pas à me défaire du sentiment subjectif que je n’étais pas à la hauteur des enfants ashkénazes de ma classe. Cette impression entravait mon plein épanouissement. »

L’enfant Avi se sentait profondément embarrassé lorsque son père lui parlait en arabe, désormais considérée comme la « langue de l’ennemi », devant ses amis.

Dans sa jeunesse, il inclinait vers une orientation politique à droite, choisissant l’assimilation dans la société hiérarchique par une forme d’hyper-conformité. Cette attitude contrastait avec celle de sa mère, dont l’éducation était imprégnée du cosmopolitisme promu par « l’Alliance israélite universelle ». La mère de l’auteur, possédant deux passeports, l’un britannique et l’autre américain, tout en ayant passé la majeure partie de sa vie en Israël, n’a jamais obtenu la nationalité israélienne. Quant au père, il a choisi de conserver une perception mentale de son environnement comme s’il était toujours à Bagdad, tout au long de son séjour en Israël. Contrairement à ses parents, l’auteur a dû passer des années d’études en Angleterre, après la guerre de juin 1967 pour développer la conviction que l’émigration vers Sion, pour les juifs irakiens, était davantage une nécessité qu’une idéologie, et qu’il ressentirait toujours l’exil.

En tant qu’historien, Shlaïm finira par discerner les implications des réseaux israéliens dans les actes terroristes qui ont contribué à l’effacement de la présence juive de Babylonie après plus de deux mille cinq cents ans, à la fin des années quarante. Cette révélation a suscité des accusations de diffusion de théories conspirationnistes en Israël. Cela vise à détourner l’attention de la profondeur amère qui se cache derrière ce récit autobiographique, offrant une rétrospective du parcours d’une région entière, s’étendant de Jérusalem à Bagdad.

Three Worlds : Memoir of an Arab-Jew d’Avi Shlaïm, Oneworld Publication, 2023, 336 p.

Ayant été contraint de quitter Bagdad avec sa famille à l’âge de cinq ans, Avi Shlaïm affirme, à travers les péripéties qu’il relate dans ses mémoires, qu’il n’a jamais cessé d’être irakien. Cette assertion en soi n’est guère surprenante, étant donné que, dans la société israélienne marquée par la tribalisation, une certaine notion d’irakité continue de...

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