Critiques littéraires

Bienvenue dans l’Antimonde

Bienvenue dans l’Antimonde

D.R.

Il est bien naturel qu’une utopie technologique comme le métavers suscite la fascination de nombre de jeunes écrivains tant elle donne le vertige. Vivre, sans quitter son fauteuil, grâce à un simple clavier et un écran d’ordinateur, dans un univers parallèle au sien, auquel pourraient se connecter des millions d’êtres humains à la recherche de mondes nouveaux, de rencontres inattendues, d’aventures inoubliables, de relations sexuelles épicées, a de quoi séduire un romancier s’il est ambitieux.

L’exercice de raconter le virtuel le plus abouti par la simple fiction n’est cependant pas de tout repos. Nathan Devers a choisi pour ce faire Julien, un prénom diablement littéraire pour un pianiste paumé, amoureux amer, mélancolique maladif, qui tire le diable par la queue et survit à coups de pizzas et de gros rouge dans une banlieue affreusement morose du sud parisien. Plus les jours passent, plus Julien fuit, se fuit, s’enfuit dans le monde internet où, quand on a trop scrollé, on cesse d’être soi. Il en est bien conscient : « L’homme-zombie se résigne : son cerveau est une clé USB qu’il branche à un ordinateur. Les rôles s’échangent. On donne toute son énergie à une machine, on devient son miroir et c’est elle, désormais, qui détient l’esprit de son détenteur. Elle pense, parle et gesticule à sa place. Elle lui dicte ce qu’il doit désirer. Elle rythme sa conscience et précède ses envies. Plus vivante que lui, elle s’empare de son être et le change en mollusque. Au départ, il y avait un homme et un ordinateur. Voici qu’ils se sont aliénés l’un l’autre, voici qu’ils respirent ensemble et forment une entité commune, voici qu’ils se mélangent et donnent naissance à un homminateur. »

Depuis trois mois, Julien gâche ainsi ses journées en se vidant progressivement de lui-même et en laissant « tous les danseurs de TikTok » pénétrer dans sa tête : « Ils entraient à l’intérieur de ses yeux comme des pirates à l’abordage. Ils valsaient sur ses neurones, ils dansaient dans son crâne, ils faisaient la nouba à l’ombre de son front. Piétinant ses méninges, sautillant en désordre, ils déglinguaient son cerveau sans le moindre scrupule. » C’est à ce moment qu’apparaît, à travers une publicité, la figure d’Adrien Sterner, connu pour avoir créé le premier métavers grandeur nature. Il y a reproduit « l’entière réalité dans ses moindres détails » où toutes les rues de toutes les villes de tous les pays du monde sont imitées à l’identique. « En gros, explique-t-il, j’ai réussi à construire une planète B virtuelle où tout est bien meilleur que chez vous. Là-bas, l’univers vous appartiendra, toutes les possibilités seront grandes ouvertes, absolument toutes (…) : dans l’Antimonde, votre anti-moi pourra tout faire, il réalisera tous les fantasmes que le monde ne vous permet pas d’accomplir. Grâce à moi, vous aurez oublié la sensation de l’ennui. Puisque votre vie n’a pas l’air palpitante, je suis heureux de pouvoir vous en offrir une deuxième. Place à votre anti-moi, bienvenue dans l’Antimonde ! ».

Évidemment, une telle proposition a de quoi attirer Julien que la passion de vivre n’a pas complètement abandonné. N’est-ce pas une seconde chance pour lui de devenir ce qu’il aurait rêvé être. Il se fabrique dès lors un anti-moi, prend le nom de Vangel, se confectionne une autre physionomie et s’immerge dans ce métavers puissance X. Comme on pouvait s’y attendre, cette nouvelle naissance va peu à peu oblitérer la première et la frontière entre les mirages du virtuel et ce qu’il faut bien appeler la réalité va peu à peu s’abolir. Et la mort, on le sait depuis le début du roman, sera finalement la seule échappatoire.

Du haut de ses 24 ans, Nathan Devers a fait avec un sujet aussi extraordinaire une forte entrée en littérature au point d’être présélectionné pour Goncourt 2022 et bien d’autres prix. C’est vrai que son roman est servi par une belle intrigue et une brillante écriture classique – on s’attendait à un style plus trash. L’humour y trouve aussi sa place : on y rencontre un avatar de Serge Gainsbourg dans une déglingue drôlissime mais aussi l’écrivain Frédéric Beigbeder, très à son avantage – il lui a renvoyé l’ascenseur avec une critique apologétique du roman – et le philosophe Alain Finkielkraut qui, caricaturé, ne sera peut-être pas aussi enthousiaste.

Pour les néophytes, le livre sera un guide à travers les nouveaux mondes virtuels qui sont notre proche horizon. Mais la fable est parfois gâtée par la farce – Donald Trump est suffisamment odieux et méchant en vrai pour ne pas en rajouter des tonnes avec son avatar. Et, surtout, si les aventures virtuelles de Julien, alias Vangel, ont un côté fascinant par leur côté diabolique, son tragique destin, en revanche, ne bouleverse guère. Le miroir des écrans fabrique des Narcisse à la pelle. Mais pas encore de la chair et du sang, ni ce quelque chose que l’on appelle âme. Avant d’être engloutis par les antimondes virtuels à venir, les modestes lecteurs de bas-monde en ont encore besoin pour s’émouvoir.

Jean-Pierre Perrin

Les Liens artificiels de Nathan Devers, Albin Michel, 2022, 336 p.

Nathan Devers et Percy Kemp au festival :

La littérature à l’ère des GAFAM, rencontre avec Nathan Devers, Percy Kemp et Jean-Pierre Perrin (modérateur), samedi 7 octobre à 13h, ESA, Auditorium Fattal.

Il est bien naturel qu’une utopie technologique comme le métavers suscite la fascination de nombre de jeunes écrivains tant elle donne le vertige. Vivre, sans quitter son fauteuil, grâce à un simple clavier et un écran d’ordinateur, dans un univers parallèle au sien, auquel pourraient se connecter des millions d’êtres humains à la recherche de mondes nouveaux, de...

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