Entretiens

Yahia Belaskri : écrire contre l’obscurantisme et la résignation

Yahia Belaskri : écrire contre l’obscurantisme et la résignation

D.R.

Pour rejoindre la ville depuis le village de la Source des Chèvres, il faut traverser des rues étroites, marcher trois kilomètres sur une piste de terre, prendre la route qui contourne la montagne puis attendre le car. Chaque jour il y en a un qui passe et quatre heures plus tard, on atteint enfin la ville. Sauf qu’un jour, aucun bus ne passe et les villageois interloqués apprennent que leur village est coupé du monde et que la grande route est bloquée par des soldats. Très vite, la situation s’envenime, on cherche un coupable, des luttes de pouvoir s’engagent. Le Silence des dieux, dernier roman de Yahia Belaskri récompensé d’une mention spéciale du Prix des Cinq Continents de la Francophonie, tisse une superbe allégorie à partir de cette trame narrative et mêlant la poésie, le conte et le récit, il construit un roman puissant qui nous parle de l’Algérie certes, mais aussi du monde comme il va.

Votre roman s’inspire de faits réels, dit l’éditeur. Pouvez-vous nous les rappeler ?

Les faits dont je m’inspire se sont déroulés en Amérique latine et non en Algérie. Mais cette situation d’enfermement qui m’a intéressé peut être transposée à toutes sortes de pays et de circonstances – la guerre, des conditions climatiques extrêmes, etc. – où l’on est amené à vivre entre soi. Ce qui favorise le déchaînement des passions, de la convoitise, de la haine… On cherche la différence, on stigmatise ceux qui sont différents, parce qu’ils sont Tutsi ou Hutu, ou parce qu’ils portent des lunettes ! Et dans le cas de mon roman, c’est de la rébellion femmes et de l’initiative de la jeunesse exilée que viendra la solution.

Le roman emprunte certains procédés narratifs et parfois sa langue même au conte. Vous faites également souvent usage de poèmes et de chants. Pourquoi cela ?

Ce n’était pas une intention préalable, mais quelque chose qui est venu au fil de l’écriture. Les personnages m’ont entraîné dans l’une ou l’autre voie. Les contes dits par le nain au début du roman par exemple ont une portée philosophique. Celui du paysan qui attache son âne en faisant semblant d’avoir une corde alors qu’il n’en a pas, doit être compris comme une métaphore de l’obéissance des foules aux régimes autoritaires, capables de les manipuler facilement, de les duper comme le paysan a dupé son âne. Quant à la poésie, elle est une nécessité quand il faut lutter contre l’abomination. Je crois que c’est Lacan qui a parlé du beau comme d’un ultime barrage à l’horreur fondamentale. Donc mes personnages ont besoin d’un chant ou d’un poème lorsqu’ils sont dans la détresse.

Un des personnages marquants, c’est Ziani le fou, un personnage fréquent dans la tradition culturelle du Maghreb. Quelle est sa fonction spécifique ici ?

Oui en effet, le fou a sa place dans la société, on lui jette parfois des pierres, on peut rire de lui, mais il fait partie de la vie d’un village. On retrouve ce type de personnages dans la tradition africaine également. Ici, il a plusieurs fonctions : il dit ce qu’on ne veut pas entendre, certaines vérités par exemple, mais il annonce aussi les malheurs à venir, comme Cassandre. Par ailleurs, il est poète et à ce titre, l’un des personnages les plus lucides. Cette lucidité est possible parce qu’il est en marge : c’est par les marges qu’on peut titiller une société, la faire bouger. Ziani est dans la tradition des poètes qui chantent les douleurs humaines, qui disent le désespoir et la souffrance.

Vous dites qu’à travers vos écrits, vous souhaitez « remuer le couteau dans la plaie ». Dans quelles plaies plus précisément ?

Elles sont nombreuses et infinies. L’exil, le rejet, la haine, la stigmatisation de la différence, la marginalisation… On a tous les mêmes rêves, les mêmes ambitions d’être au monde, les mêmes désirs. Mais nous ne sommes pas tous égaux face à ces désirs parce que certains d’entre nous vivent des guerres, d’autres en dictature ou sous la coupe de régimes corrompus, d’autres encore sont confrontés à la privation de leurs libertés. Les plaies du monde, les souffrances des hommes, il faut s’en emparer, en parler, c’est cela notre rôle d’écrivains.

Vous vous dites attaché à la pluralité de l’Algérie. Pouvez-vous nous en dire plus ?

L’Algérie a une histoire berbère, africaine, arabe, une histoire liée aux conquêtes romaine, espagnole, française. Du point de vue religieux, elle est musulmane certes, mais y vivent des musulmans de différentes obédiences et également des chrétiens et des juifs. Il y a donc différentes manières d’être Algérien. L’Algérie appartient à tous ceux qui la revendiquent, à tous ceux qui se sentent Algériens et qui aiment cette terre. Cette pluralité s’étend aussi au niveau des idées. Toutes ces différences doivent y co-exister.

Parlons un peu de ces Chroniques amères d’un Méditerranéen. De quoi s’agit-il ?

C’est un ensemble de chroniques que j’ai écrites pour un magazine belge, pour la revue Apulée ou pour d’autres revues et que j’ai rassemblées. Elles traitent des migrants, de l’Algérie, du hirak de 2019, du racisme… Mais parfois aussi de faits d’actualité qui m’ont bouleversé. Comme le fait que le jour de l’accident d’avion qui a fait la une de tous les journaux du monde, celui de la German Wings, il y avait eu un effroyable massacre de 143 enfants chrétiens assassinés au Nigéria dont personne n’a parlé. Pourquoi ? Parce qu’ils étaient noirs ?

Beyrouth, c’est la première fois que vous y allez. Qu’est-ce que cette ville représente pour vous ?

C’est une ville très importante pour moi. Dans les années 70, une proche amie algérienne engagée à gauche s’y est installée et y est restée jusqu’à sa mort. Elle voulait y vivre son engagement jusqu’au bout. C’est mon premier souvenir de cette ville. Mais Beyrouth, c’est aussi le seul espace démocratique du monde arabe qu’on est en train d’étouffer. J’ai beaucoup d’amis libanais et je me sens attaché à cette ville même sans la connaître. Et chaque fois que je rencontre Sorj Chalandon, il m’en parle et il me dit quelques mots d’arabe libanais…

Propos recueillis par Georgia Makhlouf

Chroniques amères d’un Méditerranéen de Yahia Belaskri, Magellan, 2023, 224 p.

Le Silence des dieux de Yahia Belaskri, Zulma, 2021, 208 p.

Yahia Belaskri au festival :

Littérature et journalisme, rencontre avec Sorj Chalandon, Joumana Haddad et Yahia Belaskri, vendredi 6 octobre à 17h, Institut français du Liban à Deir el-Qamar.

La quête d’identité par le récit, rencontre avec Elisa Shua Dusapin, Elgas et Yahia Belaskri, samedi 7 octobre à 17h, ESA, Agora.

Pour rejoindre la ville depuis le village de la Source des Chèvres, il faut traverser des rues étroites, marcher trois kilomètres sur une piste de terre, prendre la route qui contourne la montagne puis attendre le car. Chaque jour il y en a un qui passe et quatre heures plus tard, on atteint enfin la ville. Sauf qu’un jour, aucun bus ne passe et les villageois interloqués...

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