Critiques littéraires

Maylis de Kerangal, paysage de la création

Riche déjà d’une quinzaine de livres, l’œuvre de Maylis de Kerangal, auteure prolifique, s’élabore dans le mouvement d’une perpétuelle recherche textuelle. Regroupant pour la revue Études françaises vingt-deux textes allant de la fiction à l’essai, l’ensemble, construit comme un archipel, agence une forme propre à pénétrer au cœur du travail de l’auteure.

Maylis de Kerangal, paysage de la création

D.R.

Il ne s’agit pas pour la plupart de textes inédits mais de textes choisis par l’auteure. Pour Études françaises, Maylis de Kerangal et ses éditeurs Marie-Pascale Huglo et Stéphane Vachon ont recueilli et assemblé aux éditions des Presses de l’Université de Montréal des textes parus dans des journaux (Le Monde), des magazines (Philosophie magazine, Zadig) ou des revues (Inculte, Le Matricule des Anges), ou emprunts à des contributions : pour la BnF, pour le CNRS, pour les cahiers de l’Herne et de Chaminadour. Au total, la somme de ces textes tour à tour fictifs ou réflexifs forme un ensemble disparate et pourtant très cohérent (et éclairant) sur l’œuvre de Maylis de Kerangal. Une clé précieuse pour pénétrer son œuvre.

Dans Rouge, novella inédite qui ouvre le recueil, on retrouve le talent de Maylis de Kerangal pour faire entendre le flot d’une parole, ici la confession à la première personne (souvenir autobiographique certainement) d’une étudiante embauchée comme hôtesse d’accueil dans les beaux quartiers de l’ouest parisien : « ce boulot ne signifiait pour moi qu’un moyen ponctuel de me faire un peu de blé, une activité sans enjeu, quelque chose de léger, de passablement marrant- jouer à la femme, mettre un tailleur, parler aux gens. »

Voici notre jeune héroïne maquillée, pomponnée pourrait-on dire, toute de rouge vêtue, rétribuée pour servir dans les loges de l’hippodrome de Longchamp à une clientèle « Hôte Premium Privilège », de ceux qui « surplombent la réalité ». Au cours d’un job anodin, la soudaine prise de conscience des disparités de classe et de la vraie valeur de l’argent qui seule permet d’asseoir un pouvoir. La nouvelle s’anime lorsque se prenant au jeu des courses de chevaux qui se déroulent sous ses yeux, notre héroïne se trouve parier sur cheval qui remonte à la corde et qui s’appelle… Victoire du prolétariat. On ne dévoilera pas la chute de cette nouvelle mais elle est délicieuse.

De Kerangal est attentive à tout ce qui constitue un matériau d’écriture, première pierre à l’édification de l’œuvre. Ainsi le privilège pour nous de rentrer par le biais de ces textes dans la matrice originelle de son œuvre. Un livre ne naît pas tout seul, ni d’un coup. De Kerangal revient ici sur l’importance du lieu pour Tangente vers l’est (Verticales, 2010), là sur le sentiment pur du temps présent pour Corniche Kennedy (Verticales, 2008) ou encore de l’importance d’une invention du génie civil pour Naissance d’un pont (Verticales, 2010, prix Médicis). Comme elle le dit, la littérature est question de « possibilité ». De là découle le travail qui rend l’invention possible. « Différencier, spécifier, individualiser : il s’agit toujours d’en découdre avec les généralités. »

Le talent de Maylis de Kerangal est pluriel. Conteuse, elle l’est dans chacun de ces textes qui – quelle que soit leur nature – nous invitent à un voyage, à une interrogation pertinente, à une recherche. Dans un article qu’elle donne à la revue André Malraux, elle s’amuse à observer comment dans ses Antimémoires, le futur ministre de la Culture de de Gaulle soutint que la grotte de Lascaux fut durant la période de la guerre une cache d’armes pour les résistants. « Or Malraux n’a jamais été à Lascaux en 1944 », note-t-elle. Il est avéré que Malraux devient le colonel Berger, qu’il sera capturé par les Allemands en juillet 44, puis incarcéré à la prison Saint-Michel de Toulouse. Ce qui est intéressant, relève-t-elle, c’est « faire de Lascaux un lieu de Résistance, ici une cache d’armes parachutées par l’aviation anglaise qui requiert un usage de la fiction, une bascule dans l’imaginaire ». Mensonge ou vérité, qu’importe. Ce qu’entend faire comprendre de Kerangal – et aussi quand elle livre un très bel article sur la figure du renard dans l’œuvre de Pierre Michon pour les cahiers de l’Herne – c’est que la fonction de l’écrivain est de subvertir le réel.

À lire aussi cette belle confession sur la ville du Havre, sa ville d’origine. « Voilà, je viens du Havre, c’est ma provenance. Chacun de mes livres est écrit pour que j’y revienne. » Ou encore méditer sur le tout dernier article du recueil consacré à la place des enfants dans l’œuvre de Victor Hugo. Maylis de Kerangal y constate la place prépondérante des enfants dans l’œuvre des Misérables. Cosette, Gavroche : Hugo inverse les hiérarchies traditionnelles et place les enfants au premier plan du récit.

Esprit ouvert, cœur passionné, la manière qu’a Maylis de Kerangal de transformer chaque événement en moment de littérature donne à cet Archipel sa vraie consistance. En filigrane, quelques notes, remarques sur les contemporains qu’elle admire le plus – Pierre Michon, Jean Echenoz, Philippe Jacottet – mais aussi pour la génération précédente – Francis Ponge, Hélène Bessette ou Claude Simon – qui dévoilent son panthéon littéraire. Comme eux, elle a la volonté « de rendre possible l’attention – aux situations, aux êtres, aux espaces, aux sentiments, aux choses ». Et c’est depuis cette vigilance enflammée qui la caractérise qu’elle écrit.

Denis Gombert

Un archipel. Fiction, récits, essais de Maylis de Kerangal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2022, 256 p.

Maylis de Kerangal au festival :

Lecture à voix haute avec Maylis de Kerangal, Monique Proulx, Hyam Yared et Caroline Torbey, samedi 7 octobre à 14h, ESA, Agora.

Écrire le réel, rencontre avec Maylis de Kerangal, Sorj Chalandon et Salma Kojok (modératrice), samedi 7 octobre à 17h45, ESA, Grande Scène.

Lecture musicale d’un texte inédit par Maylis de Kérangal accompagnée par Charbel Haber, dimanche 8 octobre à 15h, ESA, Auditorium Fattal.

Il ne s’agit pas pour la plupart de textes inédits mais de textes choisis par l’auteure. Pour Études françaises, Maylis de Kerangal et ses éditeurs Marie-Pascale Huglo et Stéphane Vachon ont recueilli et assemblé aux éditions des Presses de l’Université de Montréal des textes parus dans des journaux (Le Monde), des magazines (Philosophie magazine, Zadig) ou des revues...

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